Obligé.
1974, 1977, 1978, 1983... Aujourd'hui je m'en fous, je me souviens de tout comme s'il avait fait beau toute cette époque-là. Les souvenirs, c'est comme une fausse vie qu’on subit. Les souvenirs, c’est comme les films super-huit, ça a comme sa propre vitesse ; faut pas ralentir la machine de peur de brûler ce qui reste, faut prendre ça comme ça vient. Je regarde et je profite, et je revois mes amis, et je me revois là, à ce coin... Hey, c’est fou ce que je suis petit ! Hey, c’est fou ce que je rigole ! C’est fou ce que je rigole pour n’importe quoi.
Ma mère descend l'allée, m’appelle et moi je souris quand elle me voit. Elle me dit peut-être qu’elle aime pas trop mes amis. Hey, mais c'est pas grave, plus tard, on ira quand même ensemble mettre des pétards Mammouths dans les poubelles, marcher dans les roses rouges du concierge, faire du skate-board dans la descente jusqu'au virage... Je suis surpris de pas être mort au moins une fois !
1982 : j’étais si amoureux j’étais si content d’être malheureux. Je croyais que ça finirait pas, ça s’est fini tout seul bien sûr en 1983. Moi et elle, moi et Barbara, on se regardait, on restait là. J’aimais sa mère aussi un peu je crois. J’attendais devant sa porte, je restais dans l'escalier, j’appuyais la minuterie jusqu'à ce que je parte en courant, jusqu'à ce que de l’autre côté, j’entende ta voix. Il y a eu d’autres filles plus tard... J’ai jamais compris ce qu’elle pouvait me voir que toi tu ne voyais pas. J'ai jamais rien compris, Barbara. Tu sentais bon le parfum de ta mère, je t’avais acheté des fleurs pour ton anniversaire, ma mère disait qu’c'était des fleurs pour les cimetières. Et je te revois plus tard, sur le chemin de l’école, sur le trottoir d’en face, la patinoire, je te faisais signe, je te filais mes devoirs, je te regardais les mains, les cheveux, j’aurais voulu toucher ton bras, et ton cou, et l'endroit où y avait rien sur ta poitrine. J’y pensais la nuit, j’y pensais le jour, je pensais plus jamais rien qu’à ça. Tout le monde disait que je t’aimais, tout le monde savait que je t’aimais. J’prenais l’air malheureux pour te faire honte, on se défend comme on peut. Hey tu sais j’fais toujours comme ça
Je revois la famille d’à côté qu’étaient nos pauvres (ça rassure dans un monde compliqué, y a toujours plus pauvres que soi), à qui ma mère a donné ma collection de Pif et encore nos vieux vêtements, nos jouets, qu’avait un chien plus grand que je croyais que c’était possible, qui dormait dans leur baignoire. Leur père faisait du cyclisme, un peu d’alcoolisme aussi je crois. Sylvie, leur fille qu’était bizarre, on disait qu’elle était en retard. Ma mère disait qu’ils avaient pas eu de chance. Je disais qu’ils sentaient pas bon. Ma mère disait qu’elle avait honte que je puisse dire une chose comme ça. Ils habitaient face aux hippies. Entre eux ils s’aimaient pas. Les hippies étaient jeunes et beaux. A ce qui me semblait, c’était plus propre chez eux... et puis plus chiant aussi un peu. Ma mère essayait de les aimer ; elle avait besoin d’amis, elle disait qu’ils étaient sympas. Ils avaient des tentures aux murs indiennes, des tapis Incas, ils écoutaient de la musique étrange, buvaient du thé, revenaient de voyage, étaient bronzés. C’était une autre vie que nous. Ma mère essayait bien d’être à l’aise, mais il me semble bien que ça marchait pas. Et je me revois avec mon père distribuer les dimanches de porte en porte "l’Humanité", et je revois les voisins plus riches, des collègues à Maman qui vivaient dans les petits pavillons plus chics. La lutte des classes, c'est un jardin, une table de ping-pong, une chambre pour chacun, une cheminée dans le grand salon, un mari qui fume la pipe, une voiture neuve un frigo plein, des vacances été, hiver, des chouettes habits, c’est propre et ça sent l’air.
Et je revois le crépi dans notre appart, mon père qui partait au cours du soir, le Guernica dans l’entrée. Il y avait sur les murs, peut-être, un dessin de Follon plus un de moi, une poupée qu’avait ramenée mes grands-parents pour leur retraite d’un voyage à l’étranger. Y avait l’affiche d’une ronde de petits chinois, Buster Keaton qui souriait jamais ; tous les jours, je le regardais, je le fixais : peut-être c’est lui qui savait, je voulais comprendre pourquoi.
Et je revois la télé noir et blanc, et moi assis en tailleur, et la chambre, et le christ au dessus du lit de ma petite sœur qu’était toute une histoire dans la famille que je ne comprenais pas. Et tout ça se mélange... Et la tristesse de maman. Et le bruit des gens qui jouait aux boules dehors les soirs d’été quand on se couchait avant le soleil, le soleil rouge qu’on devinait à travers le rideau avec mon frère depuis les lits superposés. On rentrait à six heures pour le bain du soir, on évitait la malade du bas de la cité qu’avait notre âge et qui crachait sur tout le monde qui se promenait tous les soirs pareil avec son père (on disait "la mongolienne") qui me faisait peur et puis de la peine.
A l’époque j’ai dû tout pleurer. J’pleurais pour rien : pour la voiture qu’on changeait, pour un nouveau papier peint... et puis je restais des heures dans la cage d’escalier à remonter les étages dans le vide, de l’autre côté de la rambarde, avec toujours la peur et l’envie que quelqu’un vienne et me surprenne en train de tomber.
J’avais deux meilleurs amis, à l’époque j'aurais pas choisi. L’un sa famille était moins drôle, son père était harki, que j’ai jamais vu dehors de chez lui. Sa mère me paraissait immense, pas très facile, et puis son frère avait la plus grande collection de comics que j’ai jamais vu de ma vie. Que des Marvels et des Stranges qu’on lisait dans sa chambre, qu’on s’échangeait moi et lui après le soir au fond de mon lit. Je regardais le plafond, je testais mes pouvoirs, j’avais un laser (si je me concentrais) qui me sortait par les yeux. Je pouvais tuer des gens. J’étais un dieu... Et je m’endormais comme ça content. J’étais heureux.
J’écoutais le son des peupliers dans le vent. J’écoutais la respiration de mon frère. J’écoutais le bruit des amants de ma mère. Elle attendait toujours un peu mon père... Je savais moi aussi qu’il allait rentrer un jour sûrement, que ça pourrait pas être autrement. Le matin, à l'école, on me racontait toujours des films incroyables avec un mec, à un moment à la fille, il lui fait tout... "Ah oui, tout? mais quoi ?" On se montrait un peu fermé le creux de nos bras ; Paraissait que les filles, en dedans, au milieu, c'était comme ça.
Et moi, toujours, je voulais que tout le monde m’aime. J’avais un tel besoin d’amour qu’il aurait fallu tout l’amour de la terre (et ça faisait encore pas beaucoup) pour que je me sente enfin à l’aise. Me faire aimer de la boulangère, des gens qui passent dans la rue, me faire aimer de toutes les grand-mères. J’aurais demandé de l’amour à un clochard. Toutes ces histoires d’enfants perdus qu’on retrouve pas... les enfants, leurs problèmes, c’est qu’ils sont pas regardant : ils prennent ce qui vient. Je sais : moi j’étais comme ça.
Et je me souviens encore de mon voisin Johnny qu’était nerveux (je crois qu’a mal fini), que j’ai revu plus tard que j’étais vendeur. Il m’a pas reconnu. Je l’ai laissé prendre en douce dans le magasin tout ce qu’il a pu. Il a pas compris. Il a cru qu’il était plus malin. Et moi je me souvenais de lui qu’était chef de bande... A le voir, j’avais de la peine. Plus tard, à ce qu’on m’a dit, qu’il prenait des trucs graves dans les mêmes cages d’escalier où on mangeait nos BNs, où on se tenait contre l’chauffage, les jours d’hivers où il neigeait, où il y avait une bataille de neige géante dans tout le quartier... On se partageait les gants, on attaquait en rang serrés. Fallait prendre tout le côté droit des immeubles "bis" de la cité. Johnny, c’était notre chef. On se serait fait prendre pour lui. On avait la fidélité. On mettait des cailloux, des calots, des billes, tout ce qu’on pouvait trouver, dans la neige au milieu des boules. Je me rappelle quand j’ai vu mon caillou ouvrir la tête d’un mec d’en face... Et je revoyais le sang du mec. J’en revenais pas. Je croyais qu’on allait venir me chercher, j’attendais la police la nuit, j'entendais tous les pas venir dans l’escalier. Et je me souviens, la dernière nuit avant qu’on parte, j’ai senti le monde disparaître au dedans de moi. Je regardais les valises déjà faites... J'ai commencé tôt, la nostalgie ; j'étais déjà tellement doué pour ça tout petit.
Et je me souviens encore d’un jour la fille de la voisine que j’aimais pas. Elle me montrait tout ce qu’il y avait à voir... et moi j’imaginais Barbara. Je lui montrais moi aussi. Elle voulait que je lui dise que je l’aime, elle me courrait après dans les couloirs. Je lui disais que non je ne l’aimais pas.
Mais toi, je t’aimais bien,
Toi je t’aimais, Barbara
en 1982-83, oh oui, depuis longtemps, je t’aimais Barbara
Et Jérome aussi. Et Kacem,
Et le parrain de ma sœur,
Et ses filles,
Et Maman, et mon petit frère
Et mon père qui revenait pas.
Je les aimais tous, à l’époque, tous ces gens-là,
Et Johnny aussi. Et même Sylvie qu’était en retard
Je les aimais tous...
...mais surtout toi,
Toi, toi je t’aimais, Barbara
en 1982, en 1983, depuis longtemps, je t’aimais Barbara
Jamais, jamais su, Barbara, si tu m'aimais, Barbara
J'ai jamais su, jamais su, si toi tu m'aimais, Barbara,
en 1982, en 1983... J’ai jamais su si tu m’aimais rien qu’un peu, toi.
Mendelson - 1983 (Barbara)
Personne Ne Le Fera Pour Nous (2003)
Tu verras très vite comme elle t'aimeras :)
RépondreSupprimerUne de mes chansons préférées de tous les temps!