mercredi 9 juin 2021

Orléans by night

Ses derniers albums m'ayant guère emballé, j'avais perdu de vue Florent Marchet... Il n'en était pas moins actif durant ces dernières années : écriture/composition pour divers interprètes, bandes-son de films, séries ou pièces de théâtre... Et écriture de son premier roman. On imagine que son ami Arnaud Cathrine l'y aura encouragé.

Un roman plaisant, centré sur une poignée de personnages bien travaillés. La psychologie du personnages principale est particulièrement approfondie. L'intrigue est simple, mais le contexte (le monde rural) très bien rendu, voire documenté lorsqu'il s'agit d'agriculture.

Très bonne lecture, donc. Et voici un premier extrait, qui parlera certainement à ceux qui connaissent intimement Orléans.

Marion s'éloigne d’un pas fluide. Jérôme se rapproche des volets mi-clos : dans le maigre espace de jour, il regarde son corps élancé qui traverse la cour, son dos droit tourné vers l’azur comme s’il allait être avalé par la lumière, et ses jambes mécaniquement souples et régulières. Même le bruit du gravier sous ses pas lui semble élégant. Jérôme n’en revient pas d’avoir su la garder. Ils se sont rencontrés en 1996 dans un bar à Orléans. Lui qui ne sortait pas souvent avait été traîné par ses colocataires jusqu’à ce pub où un groupe local massacrait les Pixies. Il avait fait la connaissance de Marion dans la file d’attente des toilettes. Les baskets s’engluaient dans un mélange de bière et d’urine. Il avait ironisé maladroitement au sujet du guitariste, elle avait souri sans peut-être même comprendre son jeu de mots. Ils avaient terminé la soirée ensemble. Elle avait vingt-et-un ans, lui vingt-deux. Jérôme s’ennuyait ferme dans son école d’ingénieurs mais il était un des meilleurs de sa promotion. Elle venait d’une famille bourgeoise orléanaise, fille d’un directeur de banque et d’une mère au foyer. Son père était mort d’un cancer du pancréas à l’âge de cinquante ans, laissant derrière lui une assurance-vie conséquente et quelques placements, qui avaient permis à sa fille unique d'a d'acheter à vingt ans un appartement en plein centre-ville. S'il n’y avait pas eu cet héritage, ils auraient déjà coulé la ferme. À l’époque, les rues d'Orléans étaient très animées la nuit. Il y avait partout des cafés-concerts, même en périphérie. Personne ne semblait s’en plaindre, il y avait dans l’atmosphère une énergie, une envie folle de débarrasser la ville de son image de cité-dortoir. Son quartier « Les Halles Châtelet » rappelait combien Paris était complexant. Le week-end, Jérôme rentrait volontiers à Sully-sur-Loire, chez ses parents, qui travaillaient tous deux à la mairie, son père comme attaché territorial et sa mère comme secrétaire d'accueil. Il leur apportait son linge sale et en profitait pour manger autre chose que des pizzas surgelées ou des kebabs. Ses parents ne lui posaient aucune question, mais ils ne cachaient pas leur fierté. Leur fils, à force de courage, de sérieux et de ténacité, allait devenir ingénieur en agronomie. Son père répétait sur le ton de la boutade: "C'est pas rien pour un petit pays comme le nôtre."

Florent Marchet, Le Monde du vivant (2020)