Extrait du témoignage de l'ancien ingénieur en chef de l’Institut de l’énergie nucléaire de l'Académie des sciences de Biélorussie, toujours dans "la Supplication", toujours donc, en lien avec Tchernobyl. Il répond notamment à la question
"pourquoi avons-nous gardé le silence alors que nous savions ?"
Un premier déplacement dans la zone : dans la forêt, le fond de radiation était cinq à six fois plus élevé que dans les champs et sur la route. Partout des doses élevées, mais les tracteurs travaillaient dans les champs, les paysans s’occupaient de leurs potagers. Dans quelques villages, nous avons pris des mesures de la thyroïde des habitants : entre cent et mille fois supérieures à la normale. Une femme faisait partie de notre groupe. Elle était radiologue. Elle a eu une crise d’hystérie quand elle a vu des enfants jouer dans le sable. Nous avons également contrôlé le lait maternel : il était radioactif... Les magasins étaient ouverts et, comme il est de règle dans les villages, les vêtements et les denrées alimentaires étaient disposés les uns à côté des autres : des costumes, des robes, du saucisson, de la margarine. Les aliments n’étaient même pas couverts de plastique. Nous mesurions le saucisson, des œufs : c’étaient des déchets radioactifs...
Nous demandions des instructions. Que fallait-il faire ? Mais tout ce qu’on nous répondait, c’était : “Continuer les mesures. Et regardez la télé.” À la télé, Gorbatchev était rassurant : “Des mesures d’urgence ont été prises.” J'y croyais. Moi, avec vingt ans d’ancienneté en tant qu’ingénieur et une bonne connaissance des lois de la physique. Je savais bien qu’il fallait faire partir de là tout être vivant. Même temporairement. Mais nous avons continué à mesurer consciencieusement et à regarder la télé. Nous avions l’habitude de croire. J'appartiens à la génération de l’après-guerre et nous avons grandi dans la foi. Mais d'où venait-elle ? Du fait que nous étions sortis vainqueurs d'une guerre horrible. Tout le monde nous vénérait, alors. C’était ainsi ! Dans les Andes, on a même taillé le nom de Staline sur des rochers. C'était un symbole. Le symbole d’un grand pays.
Voici les réponses à vos questions : pourquoi avons-nous gardé le silence alors que nous savions ? Pourquoi n’avons-nous pas crié sur la place publique ? Nous avons fait des rapports, écrit des notes explicatives, mais nous nous sommes tus. Nous avons obéi sans un murmure parce qu’il y avait la discipline du parti, parce que nous étions communistes. Je ne me souviens pas qu’un seul des employés de l’Institut ait refusé d’aller en mission dans la zone. Pas par peur d’être exclu du parti. Parce qu’ils croyaient. C’était la foi de vivre dans une société belle et juste. La foi que l’homme, chez nous, était la valeur suprême. Pour beaucoup de gens, l’effondrement de cette foi s’est soldé par des infarctus et des suicides. Certains se sont tiré une balle dans le cœur, comme l’académicien Legassov... Parce que, dès que l’on perd la foi, on n’est plus un participant, on devient un complice et l’on perd toute justification. Je le comprends si bien.
Svetlana Aleksievitch, La Supplication (1997)
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