En 1949, le Corriere della Sera confie à Dino Buzzati la couverture quotidienne du tour d'Italie dans ses colonnes. Prophane en matière de cyclisme, l'écrivain apportera sa touche personnelle, en s'éloignant de la chronique purement sportive et en s'attachant parfois à des aspects connexes de la course.
Ainsi, le 30 mai, il s'attarde sur les derniers coureurs de l'étape, ceux qu'il appelle "les laissés-pour-compte du temps maximum". On retrouve bien là l'auteur du "désert des tartares" (1940) et sa conception malléable du temps.
Extrait.
Déjà le soleil décline entre des halos rougeâtres qui poudroient, et la foule continue de défiler. Des courants toujours plus tumultueux viennent déferler contre lui, qui progresse péniblement. [...] A présent il est seul.
Les gens le heurtent, il est ballotté de-ci de-là ; une automobile, avec les gémissements plaintifs de sa sirène, le contraint à marquer le pas. La lueur du jour s'estompe, voici que s'allument les réverbères. «Où est le stade? » demande-t-il. Les gens font un signe vague, comme s'ils étaient agacés. « Je vous en prie, je vous en prie », implore-t-il d'une voix faible. Mais déjà il fait nuit. Combien d'heures se sont écoulées depuis que les premiers sont arrivés ? Combien de jours ? Ou de mois ? La nuit est sombre, et au-delà de la foule les lumières des cafés scintillent. Et, sans cesse renouvelée, la cohue : une coulée de lave noire qui vient à sa rencontre, hostile. «Où est le stade?» demande-t-il. «Quel stade?» répondent les gens. «Celui du Giro d'Italia.» «Ah, le Giro d'Italia... c'était la belle époque... » et ils secouent la tête, pleins de pitié. Non pas des heures non pas des jours ni des mois : ce sont donc des années entières qui se sont écoulées depuis que les premiers sont arrivés. Et lui, il est seul. Et il fait froid. Et sa fiancée se promené en compagnie d'un autre ; ou peut-être s'est-elle déjà mariée... « Où est le stade ? » supplie-t-il. «Stade? répondent-ils. Giro d'Italia? Qu'est-ce que cela signifie?».
Dino Buzzati, Sur "le Giro" (1949)
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