Un de ces passages qui font le sel de "Vie et Destin"...
Un de ces moments par lequel tout enfant est passé...
Les étals de boucherie le fascinaient et le repoussaient. David vit des hommes décharger un corps de veau mort, sa langue pâle pendait et le pelage frisotté sur son cou était taché de sang.
La grand-mère acheta une petite poule tachetée et elle la portait en la tenant par ses pattes qu'attachait un petit chiffon blanc ; David marchait à côté et s'efforçait d'aider la poule à lever sa tête qui pendait sans force ; il s'étonnait de voir sa grand-mère faire preuve soudain d'une cruauté si inhumaine.
Il se souvint des paroles incompréhensibles de sa mère disant que la famille du côté de son grand-père était de tradition intellectuelle mais que, du côté de la grand-mère, c'étaient tous des boutiquiers. C'était sûrement pour cela que sa grand-mère n'avait pas pitié de la poule.
Ils pénétrèrent dans une cour, un vieillard, coiffé d'une calotte, sortit à leur rencontre et la grand-mère prononça quelques phrases en yiddish. Le petit vieux prit la poule, marmonna quelque chose, la poule, rassurée, caquetait. Puis il fil un geste rapide, à peine perceptible mais sûrement horrible, et jeta la poule par-dessus son épaule ; elle poussa un cri et se sauva en battant des ailes, et le garçon vit qu'elle n'avait plus de tête, seul courait un corps sans tête ; le petit vieux l'avait tuée. Apres quelques pas, le corps tomba et griffa le sol de ses pattes jeunes et puissantes puis cessa de vivre.
Au cours de la nuit, David eut l'impression qu'une odeur humide de vaches abattues et d'enfants égorgés pénétrait dans la chambre.
La mort, qui vivait jusqu'alors dans une image de forêt où une image de loup guettait une image de chevreau, quitta ce jour-là les pages du livre de contes. Pour la première fois, il comprit avec une acuité extraordinaire que lui aussi mourrait un jour, pas dans un conte mais pour de vrai.
Il comprit qu'un jour sa mère mourrait. La mort, la sienne, celle de sa mère, ne viendrait pas de la forêt imaginaire où des sapins se dressent dans la pénombre, elle viendrait de l'air qui l'entoure, des murs de sa chambre, de sa vie, et il était impossible de se cacher.
Il ressentit la mort avec l'acuité et la profondeur dont seuls les enfants et les grands philosophes sont capables.
Vassili Grossman, Vie et destin (1962/1980)
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