jeudi 28 juillet 2016

La conviction que, dans ce monde, partout, tout est indifférent

Devenu jeune homme, et tout en connaissant de mieux en mieux, d'une année à l'autre, ma terrible particularité, je suis devenu aussi, je ne sais pourquoi, un peu plus détaché. [...] Peut-être est-ce parce que a grandi dans mon âme une souffrance terrible, née d'une contingence qui me dépassait infiniment: à savoir, la conviction qui s'est emparée de moi que, dans ce monde, partout, tout est indifférent. Il y avait très longtemps que j'en avais eu l'intuition, mais la pleine conviction est née je ne sais comment, subitement, l'an dernier. J'ai senti subitement qu'il me serait indifférent que le monde existât ou qu'il n'y eût rien nulle part. Je me suis mis à sentir, à percevoir de tout mon être qu'autour de moi il n'y avait rien. Au début il me semblait encore qu'en revanche il y avait eu beaucoup de choses avant, mais par la suite j'ai découvert que même auparavant il n'y avait rien eu non plus, que ce n'était qu'une espèce de faux-semblant. Peu à peu je me suis persuadé qu'il n'y aura non plus jamais rien. Alors j'ai cessé d'un coup d'en vouloir aux hommes, et presque de faire attention à eux. Et vraiment, cela se manifestait jusque dans les plus minces futilités: il m'arrivait, par exemple, de marcher dans la rue et de heurter des gens. Et non pas parce que j'étais plongé dans mes pensées: je n'avais pas à quoi penser, j'avais complètement cessé alors de penser: tout m'était indifférent. Encore si j'avais trouvé des solutions à des questions: oh, je n'en ai pas résolu une seule, et combien y en avait-il ! Mais tout m'étais devenu indifférent, et toutes les questions s'étaient éloignées.
Et voilà, c'est après cela que j'ai connu la Vérité.

Fiodor Dostoïevski, le Songe d'un homme ridicule (1877)

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Si cette idée d'indifférence absolue vous intrigue, lisez aussi le génial roman de Pérec "Un homme qui dort" (cité à de nombreuses reprises sur ce blog)

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