Plus on est heureux et moins on prête attention à son bonheur. Cela pourra sembler étrange, mais au cours de ces deux années j'eus même parfois l'impression que je m'ennuyais. Non, je ne me rendais pas compte de mon bonheur. En aimant ma femme et en étant aimé d'elle je croyais faire comme tout le monde; cet amour me semblait un fait commun, normal, sans rien de précieux, comme l'air que l'on respire et qui n'est immense et ne devient inestimable que lorsqu'il vient à vous manquer. En ce temps-là, si quelqu'un m'avait fait remarquer que j'étais heureux, je me serais récrié. Selon toute probabilité j'aurais répondu que je ne possédais pas le bonheur puisque tout en aimant ma femme et étant payé de retour, je n'avais pas la sécurité du lendemain. C'était exact, nous arrivions à peine à nous tirer d'affaire avec mon labeur ingrat de critique de cinéma dans un quotidien de seconde importance et d'autres travaux journalistiques du même ordre. Nous vivions dans une chambre meublée chez un logeur en garnis; l'argent nous manquait souvent pour le superflu et parfois même pour le nécessaire. Comment dès lors aurais-je pu être heureux ? En fait jamais je ne me suis autant lamenté qu'à cette époque où — je pus m'en rendre compte plus tard — j'étais pleinement et profondément heureux.
Le Mépris, Alberto Moravia (1963)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire