Soudain, j'eus honte. Pas d'avoir fichu la pagaille, mais d'être vieille. "C'est comme une honte qui croît" avait écrit Louis Aragon dans ce poème [...]
Sophie Fontanel, Admirable (2023)
Ce poème, le voici :
Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre pour le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger
Un jour tu passes la frontière
D'où viens tu mais où vas-tu donc
Demain qu'importe et qu'importe hier
Le coeur change avec le chardon
Tout est sans rime ni pardon
Passe ton doigt là sur ta tempe
Touche l'enfance de tes yeux
Mieux vaut laisser basses les lampes
La nuit plus longtemps nous va mieux
C'est le grand jour qui se fait vieux
Les arbres sont beaux en automne
Mais l'enfant qu'est-il devenu
Je me regarde et je m'étonne
De ce voyageur inconnu
De son visage et ses pieds nus
Peu a peu tu te fais silence
Mais pas assez vite pourtant
Pour ne sentir ta dissemblance
Et sur le toi-même d'antan
Tomber la poussière du temps
C'est long vieillir au bout du compte
Le sable en fuit entre nos doigts
C'est comme une eau froide qui monte
C'est comme une honte qui croît
Un cuir à crier qu'on corroie
C'est long d'être un homme une chose
C'est long de renoncer à tout
Et sens-tu les métamorphoses
Qui se font au-dedans de nous
Lentement plier nos genoux
Ô mer amère ô mer profonde
Quelle est l'heure de tes marées
Combien faut-il d'années-secondes
À l'homme pour l'homme abjurer
Pourquoi pourquoi ces simagrées
Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre pour le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger.
Louis Aragon, J'arrive où je suis étranger (1944)
La narratrice du roman de Fontanel poursuit :
La mélancolie de ces mots décrivant le grand âge, leur lucidité... Je les compris, tous ces gens, d'être tombés dans le piège. Leur peau qui semblait du liège, du polystyrène expansé... Durant quelques secondes, tout refaire me parut mieux que mon lent naufrage. Devrais-je encore me montrer ? Qui a raison, qui a tort ? Chacun tricote le fil du temps comme il le peut. Certains se détendent, d'autres se font repriser. C'est raté, et l'on pense avec naïveté qu'ils ne s'en rendent pas compte. Qu'ils ne se voient pas comme ils sont. Mais sans doute, ce n'est pas ça. Pour eux, l'important est de ne jamais subir la vieillesse qu'on connaît, qu'ils ont là partout sous les yeux, et qui les terrorise. Alors ils inventent autre chose, une autre façon de vieillir... J'arrive où je suis étranger. Au moins, les voici sortis de la pente dont on ne connaît que trop bien l'issue. Mais la pente, qu'on la prenne par les côtés ou qu'on s'y laisse glisser, mène toujours au même plat, à la fin.
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