Ce bureau et ces livres qu'il feuilletait sans vraiment les lire sur le tao, le Japon, Montaigne et les poèmes de François Villon étaient, je crois, son rêve de sagesse, sa mise en scène à lui pour se venger d'une enfance de misère et d'un mépris social qu'il avait ressenti toute sa jeunesse. Pauvre mais avec une tête bien faite et à une époque qui le permettait, il s'était hissé sans trop de difficultés jusqu'à un emploi confortable de programmeur en informatique pour y mourir lentement d'ennui, entouré de chefaillons aussi bornés qu'agressifs, s'appropriant son travail et l'obligeant constamment à décider d'une stratégie et à donner le meilleur de lui-même pour atteindre ses objectifs. Il avait pourtant bien essayé d'y aller, de s'imprégner de la novlangue de l'entreprise des années quatre-vingt, de penser topo et management. Pour preuve, les Boostez votre cerveau en dix étapes, Huit principes fondamentaux pour être performant et autres Faire son chemin dans la vie entassés à la cave avec les classeurs IBM. Mais trop peu sûr de lui, maladivement inquiet, entravé par le souvenir de la déchéance de son propre père et plutôt lucide sur les jeux de pouvoir qu'entraînent les responsabilités, il n'avait jamais vraiment réussi à prendre le taureau par les cornes. Que ses collègues, qui l'appelaient Chipo parce qu'il pétait au bureau, lui accordent leur estime et le désignent comme porte-parole quand il fallait négocier avec le chef semblait lui avoir suffi. Pourtant, l'alcool et sa soudaine passion pour le zen étaient arrivés à peu près au même moment. Au fond, on ne sait jamais vraiment si quelqu'un boit pour échouer ou échoue parce qu'il boit.
Anne Pauly, Avant que j'oublie (2019)
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