Récit de Victor Latoun, photographe, mais à l'époque de Tchernobyl, soldat affecté à la reconstruction. Ce sera l'avant-dernier extrait de témoignage de "La Supplication" que je citerai ici.
Une commission est venue nous calmer. « Dans votre coin, tout va bien. Le fond de la radiation est normal. À quatre kilomètres d’ici, la vie est impossible, on va évacuer la population, mais chez vous, c’est calme. » Un dosimétriste les accompagnait. Il a mis en marche son appareil et a promené son capteur le long de nos bottes. Il a brusquement fait un bond de côté... Un réflexe...
Là commencent les choses intéressantes pour vous, en tant qu’écrivain. Combien de temps croyez-vous que nous avons conservé cela en mémoire ? À peine quelques jours. Le Soviétique est incapable de penser exclusivement à lui-même, à sa propre vie, de vivre en vase clos. Nos hommes politiques sont incapables de penser à la valeur de la vie humaine, mais nous non plus. Vous comprenez ? Nous sommes organisés d’une manière particulière. Nous sommes d’une étoffe particulière. Bien sûr nous buvions comme des trous. Le soir, plus personne n’était sobre. Après les deux premiers verres, la plupart soupiraient en se souvenant de leurs femmes et de leurs enfants ou se plaignaient du travail et pestaient contre les chefs. Mais, après une ou deux bouteilles, on ne parlait plus que du destin du pays et de l’organisation de l’univers. De Gorbatchev et de Ligatchev. De Staline. Étions-nous un grand pays ou non ? Allions-nous vaincre les Américains ? L’année 1986... Quels avions étaient les meilleurs et quelles fusées les plus sûres ? D'accord, Tchernobyl avait explosé, mais nous étions les premiers à avoir envoyé un homme dans l’espace ! Nous discutions jusqu’à l’extinction de voix, jusqu’au petit matin. Et ce n’était qu’en passant que nous nous demandions pourquoi nous n’avions pas de dosimètres, pourquoi on ne nous donnait pas de comprimés par prophylaxie, pourquoi nous n’avions pas de machines à laver pour nettoyer nos vêtements de travail tous les jours et non deux fois par mois. Nous sommes ainsi faits, que diable !
La vodka était plus appréciée que l’or. Il était impossible d’en acheter. Nous avons bu tout ce qu’on pouvait trouver dans les villages des alentours : tord-boyaux, lotions, laques, sprays... On posait sur la table un récipient de trois litres de tord-boyaux ou un sac rempli de flacons d’après-rasage et on causait... On causait. Il y avait parmi nous des profs et des ingénieurs... C’était une vraie internationale : des Russes, des Biélorusses, des Kazakhs, des Ukrainiens... Et nous tenions des conversations philosophiques... Nous sommes prisonniers du matérialisme, disait-on, et ce matérialisme nous limite au monde des objets. Or Tchernobyl est une ouverture vers l’infini. Je me souviens aussi de discussions sur le sort de la culture russe, de son penchant pour le tragique. Impossible de rien y comprendre sans l’ombre de la mort. La catastrophe n’est compréhensible qu’à partir de la culture russe. C’est la seule qui s’y prête... Nous craignions la bombe, le champignon nucléaire et les choses ont pris une autre tournure... Nous savons comment brûle une maison incendiée par une allumette ou un obus... Mais ce que nous voyions ne ressemblait à rien... Les rumeurs disaient que c’était le feu céleste. Et même pas un feu, mais une lumière. Une lueur. Un rayonnement. Le bleu céleste. Et pas de fumée. Avant cela, les scientifiques étaient des dieux. Maintenant, ce sont des anges déchus. Des démons ! La nature humaine demeure toujours un mystère pour eux. Je suis russe. Je suis né près de Briansk. Chez nous, les vieux sont assis sur le seuil de leurs maisons de guingois qui ne vont pas tarder à tomber en ruine, mais ils philosophent, réorganisent le monde. Ainsi faisions-nous, près du réacteur...
Des journalistes passaient nous voir. Ils prenaient des photos. Des sujets inventés. Ils posaient un violon devant la fenêtre d’une maison abandonnée et appelaient cela la “symphonie de Tchernobyl”. En fait, il n’y avait rien à inventer. Il y avait de quoi faire : un globe terrestre écrasé par un tracteur dans la cour d’une école ; le linge étendu sur le balcon depuis un mois, devenu tout noir, des fosses abandonnées ; l’herbe qui atteignait déjà la hauteur des soldats en plâtre sur le piédestal des monuments, et des oiseaux qui avaient fait leur nid sur les mitraillettes de plâtre ; les portes d’une maison défoncées par les pillards, mais les rideaux tirés aux fenêtres. Les habitants sont partis, mais leurs photos, chez eux, sont restées vivre à leur place. Comme leurs âmes.
Il n’y avait rien de superflu, dans tout cela. J’avais envie de tout mémoriser en détail et avec précision : l’heure à laquelle j’ai vu telle ou telle chose, la couleur du ciel, mes sensations. Vous comprenez ? L’homme s’en était allé pour toujours de ces endroits et nous étions les premiers à visiter ce “pour toujours”. Nous n’avions pas le droit de laisser échapper un seul détail... Les visages des vieux paysans qui ressemblent à des icônes... Ils ne comprennent vraiment pas ce qui s’est passé. Ils n’ont jamais quitté leur maison, leur terre. Ils venaient au monde, faisaient l’amour, gagnaient leur pain dans la sueur, assuraient la lignée, attendaient les petits-enfants et, ayant vécu leur vie, ils quittaient la terre pour rentrer en elle. La maison biélorusse ! Pour nous, citadins, l’appartement est une machine pour la vie, mais pour eux, la maison représente un monde tout entier. Un cosmos. Et passer à travers des villages vides... On éprouve tellement le désir de rencontrer quelqu'un... Avec mon groupe, nous sommes entrés dans une église abandonnée, pillée... Cela sentait la cire. J’avais envie de prier...
C’est parce que je voulais me rappeler tout cela que je me suis lancé dans la photo... Voilà mon histoire.
Svetlana Aleksievitch, La Supplication (1997)
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