Mon atypique professeur de français de 1ère - qui me semblait à l'époque loin d'être parmi les plus brillants ou captivants, m'a tout de même laissé quelques souvenirs et connaissances durables.
Il y a par exemple cette citation de Baudelaire, qu'il se plaisait à rappeler : "Le beau est toujours bizarre" (*)... mais il m'a surtout permis de faire connaissance de Jorge Luis Borges, et de sa bibliothèque de Babel.
5 ans après avoir annoncé vous en parler dans ces colonnes, je m'exécute donc seulement aujourd'hui. Le concept de bibliothèque de Babel est simple, mais néanmoins vertigineux si on prend le temps d'y réfléchir.
[Ceci permit] à un bibliothécaire de génie de découvrir la loi fondamentale de la Bibliothèque. Ce penseur observa que tous les livres, quelque divers qu'ils soient, comportent des éléments égaux : l'espace, le point, la virgule, les vingt-deux lettres de l'alphabet. Il fit également état d'un fait que tous les voyageurs ont confirmé : il n’y a pas, dans la vaste Bibliothèque, deux livres identiques. De ces prémisses incontroversables il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c'est-à-dire tout ce qu'il est possible d'exprimer, dans toutes les langues. Tout : l'histoire minutieuse de l'avenir, les autobiographies des archanges, le catalogue fidèle de la Bibliothèque, des milliers et des milliers de catalogues mensongers, la démonstration de la fausseté de ces catalogues, la démonstration de la fausseté du catalogue véritable, l'évangile gnostique de Basilide, le commentaire de cet évangile, le commentaire du commentaire de cet évangile, le fait véridique de ta mort, la traduction de chaque livre en toutes les langues, les interpolations de chaque livre dans tous les livres, Quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur; extravagant. Tous les hommes se sentirent, maîtres d'un essor intact et secret. Il n’y avait pas de problème personnel ou mondial dont l'éloquente solution n’existât quelque part : dans quelque hexagone. L'univers se trouvait justifié, l’univers avait brusquement conquis les dimensions illimitées de l'espérance. En ce temps-là, il fut beaucoup parlé des Justifications : livres d'apologie et de prophétie qui justifiaient à jamais les actes de chaque homme et réservaient à son avenir de prodigieux secrets. Des milliers d'impatients abandonnèrent le doux hexagone natal et se ruèrent à l'assaut des escaliers, poussés par l’illusoire dessein de trouver leur Justification. Ces pèlerins se disputaient dans les étroits couloirs, proféraient d'obscures malédictions, s'étranglaient entre eux dans les escaliers divins, jetaient au fond des tunnels les livres trompeurs, périssaient précipités par les hommes des régions reculées. D'autres perdirent la raison...
Jorge Luis Borges, La Bibliothèque de Babel (1941)
Cette bibliothèque contient donc tous les ouvrages possibles, parmi lesquels naturellement une écrasante majorité de textes abscons, mais également toutes les vérités et contre-vérités, tous les chefs d'oeuvre passés et futurs, votre destinée, et même ce texte !
Si j'écris cet article, c'est aussi parce que, chose INCROYABLE, cette bibliothèque infinie existe... ...sur internet
Vous pouvez donc au choix parcourir ses rayonnages, ou vous servir du moteur de recherche pour tenter de trouver des informations pertinentes vous concernant.
Le concept a même été étendu, puisque la bibliothèque est désormais doublée d'une photothèque
(avec toutes les images possibles et imaginables, dont celles de votre naissance, mariage et décès)
Vertigineux, disais-je...
[via]
Et pour revenir à Baudelaire, voici ce qu'il écrivait :
Le beau est toujours bizarre. ... Je dis qu' il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c' est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement Beau. C'est son immatriculation, sa caractéristique.
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