mercredi 20 mars 2013

De la communication instantanée par idées reçues

Cette fois, ca y est, j'ai rangé mon Bourdieu dans la bibliothèque. Un dernier extrait, donc, sur lequel je reviens juste après.

Je disais en commençant que la télévision n’est pas très favorable à l’expression de la pensée. J’établissais un lien, négatif, entre l’urgence et la pensée. [...] Un des problèmes majeurs que pose la télévision, c’est la question des rapports entre la pensée et la vitesse. Est-ce qu'on peut penser dans la vitesse ? Est-ce que la télévision, en donnant la parole à des penseurs qui sont censés penser à vitesse accélérée, ne se condamne pas à n’avoir jamais que des fast-thinkers, des penseurs qui pensent plus vite que leur ombre...
Il faut en effet se demander pourquoi ils sont capables de répondre à ces conditions tout à fait particulières, pourquoi ils arrivent à penser dans des conditions où personne ne pense plus. La réponse est, me semble-t-il, qu'ils pensent par "idées reçues". Les "idées reçues" dont parle Flaubert, ce sont des idées reçues par tout le monde, banales, convenues, communes ; mais ce sont aussi des idées qui, quand vous les recevez, sont déjà reçues, en sorte que le problème de la réception ne se pose pas. Or, qu'il s’agisse d’un discours, d’un livre ou d’un message télévisuel, le problème majeur de la communication est de savoir si les conditions de réception sont remplies ; est-ce que celui qui écoute a le code pour décoder ce que je suis en train de dire ? Quand vous émettez une "idée reçue", c’est comme si c’était fait; le problème est résolu. La communication est instantanée, parce que, en un sens, elle n’est pas. Ou elle n’est qu'apparente. L’échange de lieux communs est une communication sans autre contenu que le fait même de la communication. Les "lieux communs" qui jouent un rôle énorme dans la conversation quotidienne ont cette vertu que tout le monde peut les recevoir et les recevoir instantanément : par leur banalité, ils sont communs à l’émetteur et au récepteur. A l’opposé, la pensée est, par définition, subversive : elle doit commencer par démonter les "idées reçues" et elle doit ensuite démontrer. [...] Ce déploiement de la pensée pensante est intrinsèquement lié au temps.

Pierre Bourdieu, Sur la télévision (1996)


Dans l'esprit de Bourdieu, ce texte s'applique aux commentateurs / spécialistes régulièrement consultés sur des sujets bien déterminés. Je l'étendrais bien à la parole politique, notamment dans le cadre d'interviews ou débats, à l'issue desquels il m'est souvent arriver de relever ce qui est ici désigné par
"une communication sans autre contenu que le fait même de la communication".
Peut-être que la seule information, dans beaucoup d'interviews, est de savoir si tel(le) responsable reprend ou se démarque de la ligne de son parti.

S'il/elle la reprend, alors véritablement, la gain d'information est nul, tant il serait possible à l'avance de formuler la réponse à la question du journaliste (réponse d'ailleurs connue à l'avance par celui-ci, puisque la même question aura été posée sur d'autres plateaux TV/radios auparavant [*]), ou, en cas de débat contradictoire, d'anticiper les arguments des uns et des autres.


Je prends l'exemple - à mon sens symptomatique - de la TVA Sociale, qui faisait débat en février 2011 [**]Le schéma ci-dessous (signé Alternatives Economiques) illustre bien que la problématique. 

Dès lors, les discours politiques de droite et de gauche sont connus à l'avance, puisque l'argumentation du premier aboutira à la hausse de la compétitivité des entreprises française, tandis que le second objectera les effets néfastes sur le pouvoir d'achat.

Bien entendu, chaque camp connaît les positions / objections de son contradicteur. Tout le monde est donc en pilote automatique, pour un résultat nul puisque de toute façon, rien ne permet de trancher.

Comme en marketing, la communication politique renseigne moins par son contenu que par l'intention de positionnement qui la motive.



[*] Je ne suis en revanche pas de ceux (canal+ en tête) qui pouffent en entendant une même personne reprendre les exacts mêmes mots d'une émission à l'autre : il ne me paraît pas illogique qu'à question identique, réponse identique. 

[**] puis à nouveau à l'automne 2012, cette fois, à l'initiative du gouvernement socialiste

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