Premiers extraits des Souvenirs de la maison des morts
("Carnets de la maison morte", selon une traduction récente). Dostoïevski y restitue à la première personne, via un narrateur fictif, ses souvenirs de bagne, en Sibérie, près de Omsk , où il est resté 4 ans (1850-1854).
Le bagne, les travaux forcés ne relèvent pas le criminel; ils le punissent tout bonnement et garantissent la société contre les attentats qu'il pourrait encore commettre. Le bagne, les travaux les plus pénibles ne développent dans le criminel que la haine, que la soif des plaisirs défendus, qu'une insousiance effroyable. D'autre part, le fameux système cellulaire n'atteint, j'en suis convaincu, qu'un but trompeur, apparent. Il suce la sève vitale de l'individu, l'énerve dans son âme, l'affaiblit, l'effraie, puis il vous présente comme un modèle de redressement, de repentir, une momie moralement désséchée et à demi-folle.
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L'idée m'est venue une fois que si l'on voulait anéantir, écraser, châtier un homme d'une façon assez implacable pour que le pire bandit en tremblât de peur à l'avance, il suffirait de donner à sa besogne un caractère de parfaite absurdité, d'inutilité absolue. Les travaux forcés actuels ont beau ne présenter aucun intérêt pour le détenu, ils ne sont pas pour cela dépourvus de sens [...] Mais qu'on l'emploie par exemple, à transvaser de l'eau d'un tonneau dans un second et du second vers le premier, à triturer du sable, à transporter des tas de terre d'un endroit à un autre pour les remettre ensuite à leur place primitive, je pense qu'au bout de quelques jours, il s'étranglera ou commettra mille méfaits afin de mériter la mort et d'échapper à un tel abaissement, à une telle honte, à un tel tourment. D'ailleurs ce genre de châtiment tournerait plutôt à la torture et à la vengeance, il serait insensé parce qu'il dépasserait le but. Néanmoins tout travail contraint a sa part de torture, d'absurdité, d'humiliation, et c'est la raison qui rend les travaux forcés incomparablement plus pénibles que les autres.
D'une situation similaire, Camus - qui a lu Dostoïevski - arrive néanmoins à une toute autre conclusion, dans Le Mythe de Sisyphe, réflexion sur l'absurde :
(Sisyphe, condamné par les Dieux à rouler sans cesse un rocher au sommet d'une montagne, en bas de laquelle le rocher retourne chaque fois le but atteint)
On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.
J'aimerais les faire débattre... d'autant que je ne suis pas vraiment raccord avec Camus (si je puis me permettre cette familiarité).
Dostoïevski, Souvenirs de la maison des morts (1960)
Albert Camus, le mythe de Sisyphe (1942)