mardi 17 mai 2022

Demain ça ira mieux

Ce sera là l'ultime extrait d'A la ligne. Je n'ai pas pour habitude de publier des chapitres entiers, mais il faut avouer que celui-ci dit tout... et illustre dans le même temps la force ce livre.
 

Mon chien Pok Pok 

Si tu savais en rentrant chaque jour
Comme ça me coûte d'aller te promener 

Je suis au bord de l'épuisement
Même pas au bord d'ailleurs
Complètement épuisé
Ravagé de fatigue
Prêt à m'endormir sur place à peine mon retour 

Mais en rentrant à chaque fois
La joie et même plus que la joie de te savoir derrière la porte
Vivant
À frétiller de la queue et du popotin
À faire cette fête des retrouvailles 

Tu dois aimer cette odeur d'abattoir que je transpire
Mes mains que tu lèches comme des bonbons
Mes habits que tu renifles 

A peine le temps de me poser
Faire descendre la pression 

Boire une bière
Il faut aller se balader
Même si je n'en peux plus
Même si parfois je pleure littéralement de fatigue

Mais tu n'y es pour rien
Jeune chiot de six mois
Dans ces histoires de tueries d'humains
Tu veux juste courir
Jouer
Agripper l'océan sur la plage où nous avons coutume d'aller
Rameuter les oiseaux
Creuser le sable encore et encore
Ramener des bouts de bois des algues et encore courir et jouer 

Tu es vivant mon Pok Pok
Et moi accablé de fatigue
Mais si heureux de te voir vivant et heureux
Ça me change des animaux morts sur lesquels je bosse à longueur de journée

Je ne te parle pas trop de mes journées
Je préfère te raconter que je suis fatigué mais joyeux de bosser
De te retrouver
Et que viens
On va en balade
On est à la plage

Que si je bosse c'est parce qu'il faut bien pouvoir te payer des croquettes 
Des histoires d'humains 

Qu'y comprendrais-tu si je te racontais exactement l'abattoir 
Ton regard changerait-il sur moi 
Me considérerais-tu comme un agent de la banalité du mal 
Un salaud ordinaire 
Celui qui accomplit sa tâche de maillon de la chaîne dégueulasse et s'en dédouane pour plein de bonnes raisons 

C'est peut-être atroce à dire mais 
Les chefs me demanderaient de tuer les bêtes 
Que je le ferais Il faut bien bosser 
J'entends parfois à la pause les gars qui sont à la tuerie 
Leur serre la main 
Discute un peu 
Ils n'ont l'air ni pires ni meilleurs que moi 
Ont les yeux aussi lointains et fatigués 
Non ceux de barbares sanguinaires 
Peut-être Sans doute 
Certains ont-ils aussi un chien qu'ils chérissent 
Je ne sais pas 

L'usine bouleverse mon corps 
Mes certitudes 
Ce que je croyais savoir du travail et du repos 
De la fatigue 
De la joie 
De l'humanité 

Comment peut-on être aussi joyeux de fatigue et de métier inhumain 
Je l'ignore encore 
Je croyais n'y aller 
Que pour pouvoir te payer tes croquettes 
Le véto à l'occase 
Pas pour cette fatigue ni cette joie 

Allez Pok Pok 
Encore quelques minutes de balade 
Je suis fatigué 
Je n'en peux plus 
Demain Il faut aller bosser 
Et quand je rentrerai 
Demain 
On ira faire une balade plus longue j'espère 
Là je n'en peux plus 

Demain ça ira mieux 
Juste me reposer d'ici là 
Bien dormir 
Demain mon Pok Pok je te jure 
Si tu savais 
Demain

Joseph Ponthus, À la ligne (2019)

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