Ce sera là l'ultime extrait d'A la ligne. Je n'ai pas pour habitude de publier des chapitres entiers, mais il faut avouer que celui-ci dit tout... et illustre dans le même temps la force ce livre.
Mon chien Pok Pok
Si tu savais en rentrant chaque jour
Comme ça me coûte d'aller te promener
Je suis au bord de l'épuisement
Même pas au bord d'ailleurs
Complètement épuisé
Ravagé de fatigue
Prêt à m'endormir sur place à peine mon retour
Mais en rentrant à chaque fois
La joie et même plus que la joie de te savoir derrière la porte
Vivant
À frétiller de la queue et du popotin
À faire cette fête des retrouvailles
Tu dois aimer cette odeur d'abattoir que je transpire
Mes mains que tu lèches comme des bonbons
Mes habits que tu renifles
A peine le temps de me poser
Faire descendre la pression
Boire une bière
Il faut aller se balader
Même si je n'en peux plus
Même si parfois je pleure littéralement de fatigue
Mais tu n'y es pour rien
Jeune chiot de six mois
Dans ces histoires de tueries d'humains
Tu veux juste courir
Jouer
Agripper l'océan sur la plage où nous avons coutume d'aller
Rameuter les oiseaux
Creuser le sable encore et encore
Ramener des bouts de bois des algues et encore courir et jouer
Tu es vivant mon Pok Pok
Et moi accablé de fatigue
Mais si heureux de te voir vivant et heureux
Ça me change des animaux morts sur lesquels je bosse à longueur de journée
Je ne te parle pas trop de mes journées
Je préfère te raconter que je suis fatigué mais joyeux de bosser
De te retrouver
Et que viens
On va en balade
On est à la plage
Que si je bosse c'est parce qu'il faut bien pouvoir te payer des croquettes
Des histoires d'humains
Qu'y comprendrais-tu si je te racontais exactement l'abattoir
Ton regard changerait-il sur moi
Me considérerais-tu comme un agent de la banalité du mal
Un salaud ordinaire
Celui qui accomplit sa tâche de maillon de la chaîne dégueulasse et s'en dédouane pour plein de bonnes raisons
C'est peut-être atroce à dire mais
Les chefs me demanderaient de tuer les bêtes
Que je le ferais Il faut bien bosser
J'entends parfois à la pause les gars qui sont à la tuerie
Leur serre la main
Discute un peu
Ils n'ont l'air ni pires ni meilleurs que moi
Ont les yeux aussi lointains et fatigués
Non ceux de barbares sanguinaires
Peut-être Sans doute
Certains ont-ils aussi un chien qu'ils chérissent
Je ne sais pas
L'usine bouleverse mon corps
Mes certitudes
Ce que je croyais savoir du travail et du repos
De la fatigue
De la joie
De l'humanité
Comment peut-on être aussi joyeux de fatigue et de métier inhumain
Je l'ignore encore
Je croyais n'y aller
Que pour pouvoir te payer tes croquettes
Le véto à l'occase
Pas pour cette fatigue ni cette joie
Allez Pok Pok
Encore quelques minutes de balade
Je suis fatigué
Je n'en peux plus
Demain Il faut aller bosser
Et quand je rentrerai
Demain
On ira faire une balade plus longue j'espère
Là je n'en peux plus
Demain ça ira mieux
Juste me reposer d'ici là
Bien dormir
Demain mon Pok Pok je te jure
Si tu savais
Demain
Joseph Ponthus, À la ligne (2019)
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