lundi 7 octobre 2019

Monologue... ou dialogue intérieur ?

Rien de tel qu'un bon séjour en captivité pour approfondir la question...

Roubachof avait toujours pensé qu'il se connaissait assez bien. Dépourvu de préjugés moraux, il n’avait pas d’illusions sur le phénomène appelé « première personne du singulier ». Il avait admis, sans émotion particulière, le fait que ce phénomène était doué de certains mouvements impulsifs que les humains éprouvent généralement quelque répugnance à avouer. À présent, lorsqu'il collait son front contre la vitre ou qu'il s’arrêtait soudain sur le troisième carreau noir, il faisait des découvertes inattendues. Il s’apercevait que le processus incorrectement désigné du nom de « monologue » est réellement un dialogue d’une espèce spéciale ; un dialogue dans lequel l’un des partenaires reste silencieux tandis que l’autre, contrairement à toutes les règles de la grammaire, lui dit « je » au lieu de « tu », afin de s'insinuer dans sa confiance et de sonder ses intentions ; mais le partenaire muet garde tout bonnement le silence, se dérobe à l’observation et refuse même de se laisser localiser dans le temps et dans l'espace.

Mais maintenant, il semblait à Roubachof que le partenaire habituellement muet parlait de temps en temps, sans qu’on lui adressât la parole et sans prétexte apparent ; sa voix paraissait totalement étrangère à Roubachof qui l'écoutait avec un sincère émerveillement et qui s’apercevait que c'étaient ses lèvres à lui qui remuaient. Il n’y avait là rien de mystique ni de mystérieux ; il s'agissait de faits tout concrets ; et ses observations persuadèrent peu à peu Roubachof qu'il y avait dans cette première personne du singulier un élément bel et bien tangible qui avait gardé le silence pendant toutes les années écoulées et qui se mettait maintenant à parler.

Arthur Koestler, le Zéro et l'Infini (1945)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire