Bien que prompt à oublier de gênants souvenirs de nature à entâcher son estime de soi et parasiter sa vie sociale, Nekhlioudov, personnage central du roman Résurrection de Tolstoï, n'en finit pas moins par faire preuve de lucidité. Il perçoit alors la vacuité et la fausseté des conversations, et prendra peu à peu ses distances avec la noblesse russe.
En suivant tantôt Sophie Vassilievna, tantôt Kolossof, il se rendait compte premièrement qu'ils n'avaient pas plus d'intérêt pour la pièce qu'ils n'en avaient l'un pour l'autre, et que, s'ils parlaient, c'était uniquement pour satisfaire un besoin physiologique de faire marcher, après les repas, les muscles de la langue et du gosier; deuxièmement, que Kolossof, ayant bu de la vodka, du vin et des liqueurs, était un peu ivre, non pas de l'ivresse des paysans, qui boivent rarement, mais ivre comme les gens qui sont accoutumés au vin. Il ne titubait pas, ne disait pas de bêtises, mais se trouvait dans un état anormal d'excitation et de contentement de soi-même. Enfin Nekhlioudov voyait que, tout en parlant, Sophie Vassilievna jetait des coups d'oeil inquiets vers la fenêtre, par où commençait à filtrer un rayon de soleil qui risquait d'éclairer trop violemment ses rides.
Tolstoï, Résurrection (1899)
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