samedi 12 mars 2011

Quel sens avait le fromage?

J'étais persuadé d'avoir achevé de citer des passages du recueil "Penser/Classer" de Perec... Et pourtant, en m'apprêtant à le restituer à son propriétaire, j'ai relu le chapitre intitulé :

Lire : esquisse
socio-physiologique

Car si "toute une école moderne de critique a depuis plusieurs décennies déjà, mis précisément l'accent sur le comment de l'écriture, le faire, le poïétique (*) [...], un travail équivalent reste à faire [lui]-semble-t-il sur l'aspect éfferent de cette production: la prise en charge du texte par le lecteur".

Seront évoqués par la suite différents aspects liés au corps (yeux, voix, lèvres, mains, postures), avant d'en venir à l'environnement de lecture.

Mettons de côté la lecture à des fins professionnelles ou studieuses, pour évoquer la lecture loisir.

Ne convient-il pas, en tout cas, d'interroger ces environnements de lecture: lire ce n'est pas seulement lire un texte, déchiffrer des signes, arpenter des pages, traverser un sens ; ce n'est pas seulement la communion abstraite de l'auteur et du lecteur, la noce mystique de l'Idée et de l'Oreille, c'est, en même temps, le bruit du métro, ou le balancement du wagon de chemin de fer, ou la chaleur du soleil sur une plage et les cris des enfants qui jouent un peu plus loin, ou la sensation de l'eau chaude dans la baignoire, ou l'attente du sommeil...

Un exemple me permettra de préciser le sens de cette interrogation que l'on est parfaitement en droit, au demeurant, de trouver tout à fait oiseuse: il y a une bonne dizaine d'années, je dînais avec quelques amis dans un petit restaurant (hors-d'oeuvre, plat du jour garni, fromage ou dessert) ; à une autre table, dînait un philosophe déjà justement réputé ; il dînait seul, tout en lisant un texte ronéotypé qui était vraisemblablement une thèse. Il lisait entre chaque plat, et souvent même entre chaque bouchée, et nous nous sommes demandés, mes compagnons et moi, quel pouvait être l'effet de cette double activité, comment ça se mélangeait, quel goût avaient les mots et quel sens avait le fromage: une bouchée, un concept, une bouchée, un concept... Comment est-ce que ça se mâchait, un concept, comment est-ce que ça s'ingurgitait, comment ça se digérait? Et comment pouvait-on rendre l'effet de cette double nourriture, comment le décrire, comment le mesurer?

Georges Perec, Penser/Classer (1978)

Je pourrai bien sûr citer d'autres passages ou développer, mais, en raison du goût de l'auteur pour l'énumération, beaucoup de choses figurent déjà dans ce texte (de l'activation des muscles même lorsqu'on lit "dans sa tête", à la perception visuelle des noms propres dans les romans russes). Je vous laisse vous y reporter.

Questionner l'acte de lire est également intéressant pour un écrivain : tel livre / passage aura-t-il plutôt suscité une lecture attentive, captivée, distraite, flottante, laborieuse? à moins que comme évoqué ci-dessus, cela ait fortement varié selon les conditions et individus.
Et vous, comment lisez-vous?


(*) Poïétique: En art, étude des processus de création et du rapport de l'auteur à l'œuvre.

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