Il alla vers la porte, qu'il ferma ; puis, le regard fixe et les dents serrées, il s'approcha de son bureau, prit un revolver, l'examina, l'arma et réfléchit. Il resta deux minutes immobile, la tête baissée et le revolver à la main, en proie à une profonde méditation. "Certainement", proféra-t-il enfin, et cette décision semblait le résultat logique d'une suite d'idées nettes et précises ; mais au fond il tournait toujours dans le même cercle d'impressions et de souvenirs - bonheur perdu, avenir impossible, honte écrasante - que depuis une heure il parcourait pour la centième fois. "Certainement" répéta-t-il en voyant revenir une fois de plus l'éternel défilé ; alors, appuyant le revolver du côté gauche de sa poitrine, il contracta nerveusement sa main et pressa la détente. Il ne perçu aucune détonation, mais le coup violent qu'il reçut dans la poitrine le fit tomber. Il chercha vainement à se retenir à l'angle du bureau, vacilla, lâcha le revolver et s'affaissa, jetant autour de lui des regards effarés ; les pieds contournés du bureau, la corbeille à papier, la peau de tigre sur le sol, il ne reconnaissait rien. Les pas de son domestique qui traversait le salon l'obligèrent à se maîtriser ; il finit par comprendre qu'il était par terre, et en voyant du sang sur sa main et sur la peau du tigre, il eut conscience de ce qu'il avait fait.
"Quelle sottise! Je me suis manqué !" murmura-t-il en cherchant de la main le revolver qu'il ne vit pas tout près de lui. Il s'épuisa en vains efforts, perdit l'équilibre et retomba, baigné dans son sang.
Edouard Manet, le suicidé (1877)
Dédramatisons... avec la série Drop Dead Gorgeous,
de Daniela Edburg :
Il est très beau ce Manet.
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