Schopenhauer aura accompagné ce blog tout au long de l'été, via son ouvrage "Le monde comme volonté et représentation". Il me reste encore tout un "Livre" à évoquer, mais je vous proposerai, après cet article, de marquer une pause avant d'y revenir.
Schopenhauer est un de ces philosophes qui a bâti un "système philosophique", complet et cohérent. Il pousse d'ailleurs la logique à son extrême puisque le moindre concept y est défini (matière, force, rire, joie, erreur, mensonge...), de telle sorte que partant de rien, on a un peu l'impression de recomposer page après page le monde qui nous entoure.
Le livre III traite de l'Art (l'Idée platonicienne : l'objet de l'art). Tous les arts y sont abordés un à un, de l'architecture à la tragédie, en passant par la peinture (dont il était d'ailleurs question dans un précédent article). Schopenhauer aborde la musique en dernier.
[...] Nous devons alors constater que, néanmoins, l'un des beaux-arts était exclu de nos considérations, et devait le rester, car dans l'enchaînement systématique de notre présentation, aucune place ne lui était appropriée: il s'agit de la MUSIQUE. Elle se tient tout à fait à part de tous les autres arts. Nous ne reconnaissons pas en elle la reproduction, la répétition d'une quelconque Idée des êtres dans le monde et pourtant elle est un art si important et absolument magnifique, elle agit avec une telle puissance sur le plus intime de l'homme, elle est comprise si parfaitement et si profondément par lui, comme un langage tout à fait universel dont l'évidence surpasse celle du monde perceptible lui-même, au point que nous devons certainement chercher bien davantage en elle qu’un exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi [exercice d'arithmétique inconscient où l'esprit ne sait pas qu'il compte], comme la qualifiait Leibniz (*), et ce tout à fait à juste titre, dans la mesure où il ne considérait que sa signification immédiate et externe, son écorce. [...] À notre point de vue, fixé sur l'effet esthétique, nous devons lui accorder une signification beaucoup plus sérieuse et profonde, qui renvoie à l'essence la plus intime du monde et à notre soi ; [...] D'une manière ou d'une autre, la musique doit se rapporter au monde comme la représentation se rapporte au représenté, la copie au modèle ; c'est ce que nous pouvons déduire, par analogie, des autres arts, qui possèdent tous ce trait caractéristique, et dont l'effet sur nous est, dans l'ensemble, de la même espèce que l'effet exercé par la musique, sauf que celui-ci est plus fort, plus rapide, plus nécessaire, plus infaillible. [...]
[La musique] n'énonce jamais le phénomène, mais toujours seulement l'essence intime, l'en-soi de tout phénomène, la volonté elle-même. Elle n'exprime donc pas telle ou telle joie singulière et déterminée, telle ou telle affliction, ou douleur, ou terreur, ou jubilation, ou gaieté ou sérénité, mais LA joie, l'affliction, LA douleur, LA terreur, LA jubilation, LA gaieté, LA sérénité elles-mêmes, pour ainsi dire in abstracto, c'est-à-dire ce qu'elles ont d'essentiel sans aucun ajout, donc sans non plus leurs motifs. Nous les comprenons pourtant parfaitement dans cette quintessence abstraite même. C'est la raison pour laquelle notre imagination s'en trouve si aisément stimulée, en essayant alors de forger ce monde d'esprits qui nous parle aussi directement, ce monde invisible et pourtant si vif et animé, de lui conférer chair et os, bref de l'incarner dans un exemple analogue.
[La musique] n'énonce jamais le phénomène, mais toujours seulement l'essence intime, l'en-soi de tout phénomène, la volonté elle-même. Elle n'exprime donc pas telle ou telle joie singulière et déterminée, telle ou telle affliction, ou douleur, ou terreur, ou jubilation, ou gaieté ou sérénité, mais LA joie, l'affliction, LA douleur, LA terreur, LA jubilation, LA gaieté, LA sérénité elles-mêmes, pour ainsi dire in abstracto, c'est-à-dire ce qu'elles ont d'essentiel sans aucun ajout, donc sans non plus leurs motifs. Nous les comprenons pourtant parfaitement dans cette quintessence abstraite même. C'est la raison pour laquelle notre imagination s'en trouve si aisément stimulée, en essayant alors de forger ce monde d'esprits qui nous parle aussi directement, ce monde invisible et pourtant si vif et animé, de lui conférer chair et os, bref de l'incarner dans un exemple analogue.
Arthur Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et Représentation
(1819)
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Il faut préciser ici que Schopenhauer parle de musique "instrumentale", et devient plus nuancé (sur l'universalité de la musique) lorsqu'elle est accompagnée d'un chant intelligible.
(*) La notion d'arithmétique se rapporte à l'ensemble des principes harmoniques [occidentaux serait-on tenter d'ajouter]. Reprenant cette citation de Leibniz, Schopenhauer écrira un peu plus loin dans le même chapitre :
"La musique est un exercice de métaphysique inconscient où l’esprit ne sait pas qu’il philosophe"
Pour celles et ceux que ça intéresse : Le texte intégral de ce chapitre (qui aborde même des notions de théorie et d'harmonie) est accessible en ligne ici (dans une autre traduction)
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