Depuis lundi, Jérôme a passé une trentaine d'heures sur la moissonneuse. Ce matin, il y était encore, avec ce siège qui est un supplice pour les fesses et le dos. La sueur qui pique les yeux, les oreilles qui réclament le silence absolu, ne serait-ce que quelques minutes. Les vibrations de la machine, même si elles sont faibles sur un modèle aussi performant, parcourent ses os longtemps après qu'il est descendu de la cabine vitrée, comme un mal de moisson. Le lendemain du drame, il a bien fallu reprendre le travail. [...] Jérôme n'a pas gobé les anxiolytiques de Faugère. Trop peur d'être amorphe le matin, trop peur de s'endormir sur la machine. Tant pis pour les démons, les taches d'encre, les pensées grippées. Jérôme le sait bien, l'habitacle de la moissonneuse est le terrain idéal pour se créer des noeuds au cerveau. Surtout si, par lassitude, on coupe la radio. L'encéphale rabâche, fait des boucles, creuse, déterre les dossiers qui fâchent, exhume dans les moindres recoins les idées anciennes, les projets abandonnés. Il revisite chaque décision importante de l'existence, chaque événement déterminant sous un angle retors et corrompu. Il condamne, souligne, culpabilise.
Florent Marchet, Le Monde du vivant (2020)
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