Ses nouveaux camarades ne sont pas des fils d’officiers mais de prolos, et ceux qui parmi eux lui plaisent ne veulent pas devenir prolos, comme leurs parents, mais voyous. Cette carrière, comme l’armée, comporte un code de conduite, des valeurs, une morale, qui l’attirent. Il ne veut plus ressembler à son père quand il sera grand. Il ne veut pas d’une vie honnête et un peu conne, mais d’une vie libre et dangereuse : une vie d’homme.
Il fait dans ce sens un pas décisif le jour où il se bat avec un garçon de sa classe, un gros Sibérien nommé Ioura. En fait, il ne se bat pas avec Ioura, c’est Ioura qui le bat comme plâtre. On le ramène chez lui sonné et couvert d’ecchymoses. Fidèle à ses principes de stoïcisme militaire, sa mère ne le plaint pas, ne le console pas, elle donne raison à Ioura et c’est très bien ainsi, estime-t-il, car ce jour-là sa vie change. Il comprend une chose essentielle, c’est qu’il y a deux espèces de gens : ceux qu’on peut battre et ceux qu’on ne peut pas battre, et ceux qu’on ne peut pas battre, ce n’est pas qu’ils sont plus forts ou mieux entraînés, mais qu’ils sont prêts à tuer. C’est cela, le secret, le seul, et le gentil petit Edouard décide de passer dans le second camp : il sera un homme qu’on ne frappe pas parce qu’on sait qu’il peut tuer.
Emmanuel Carrère, Limonov (2011)
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