mardi 5 avril 2011

Maintenant, tout est rentré dans l'ordre

Puisque je publie sur ce blog des extraits de livres que je souhaite, d'une certaine manière, consigner (et là, je prie que les serveurs de blogspot soient robustes), il n'y a aucune raison que la fin des romans échappent à cette sélection.

A vrai dire, l'unique raison, c'est vous, lecteurs (réguliers, ou occasionnels), puisqu'évidemment la finalité d'Arise Therefore n'est pas de vous détourner des oeuvres que j'évoque ici.

Pour concilier ces deux logiques, je vais donc créer un tag "Spoiler", et pour éviter tout accident, j'utiliserai désormais le même procédé que lorsque j'avais cité un passage sanguinolant de American Psycho (cf. "Ces temps sont effrayants").

Bon, en plus, ça tombe bien là, car le texte qui suit n'est pas non plus franchement à destinations des enfants.
Il s'agit ici d'un second passage du livre La Moustache
(Si jamais vous vous posez la question: le roman est bien que son adaptation cinématographique feat.Vincent Lindon et Emmanuelle Devos).
Episode précédent: Un pouvoir de choix planétaire


Adultes responsables, appuyez sur Ctrl+A pour lire cet extrait.
Attention, SPOILER!
Mineurs, lisez tout autre article de ce blog, ou allez voir là-bas si j'y suis.

La salle de bain n'était éclairée que par une petite fenêtre une lucarne presque ; il y régnait une lumière aquatique, sombre et reposante, accordée au clapot de la goutte d'eau qui, intervalle régulier, se détachait du climatiseur détraqué. Il faisait frais, on aurait volontiers fait la sieste. Plongé dans l'eau jusqu' la taille, assis sur la marche, il orienta le miroir, en face de lui, de manière pouvoir regarder son visage. La moustache était bien fournie maintenant, comme avant. Il la lissa.
"On retourne au casino, ce soir? demanda Agnès d'une voix paresseuse.
- Si tu veux."
Il agita longuement le blaireau dans le bol, barbouilla son menton et ses joues, les rasa avec soin. Puis, sans hésiter, attaqua la moustache. Faute de ciseaux, le travail de débroussaillage prit du temps, mais le coupe-chou taillait bien, les poils tombaient dans la baignoire. Pour mieux voir ce qu'il faisait, il prit le miroir et le posa sur ses cuisses, de manière à pouvoir pencher le visage dessus. L'arête lui cisaillait un peu le ventre, sur lequel il devait l'appuyer. Il appliqua une seconde couche de mousse, rasa de plus près. Au bout de cinq minutes, il était glabre de nouveau, et cette pensée ne lui en inspira aucune autre, c'était simplement un constat : il faisait la seule chose à faire. Encore de la mousse, les flocons se détachaient, tombaient soit dans l'eau soit à la surface du miroir qu'il épongea plusieurs fois du tranchant de la main. Il rasa de nouveau la place de sa moustache, de si près qu'il lui sembla découvrir sur cette mince bande de peau des dénivellations jusqu'alors insoupçonnées. Il n'observa en revanche aucune différence de teint, bien que son visage fût bronzé par les journées passées au soleil, mais cela tenait peut-être à la pénombre qui régnait dans la salle de bains. Abandonnant un instant le rasoir, mais sans le replier, il saisit à deux mains la glace, l'approcha de son visage, si près que sa respiration forma une légère buée, puis la replaça sur ses genoux. Derrière la fenêtre de la salle de bains, en biais, il pouvait voir des rameaux de feuillage et même un bout de ciel. Hormis la goutte tombant du climatiseur et les pages qu'Agnès tournait, aucun bruit ne venait de la chambre. Il aurait fallu qu'il se retourne, tende le cou pour jeter un coup d'œil par la porte entrebâillée, mais il ne le fit pas. A la place, il reprit le rasoir, continua de polir sa lèvre supérieure. Une fois, il le passa sur ses joues, comme quand, la bouche enfouie dans le sexe d'Agnès, il s'en écartait le temps d'embrasser l'intérieur de ses cuisses, puis revint à l'endroit où s'était trouvée sa moustache. Il en avait suffisamment repéré le relief à présent pour être capable d'appuyer la lame à l'exacte perpendiculaire de sa peau et il se força à ne pas fermer les yeux lorsque, sous cette pesée, sans qu'il ait déplacé le rasoir sur le côté, la chair céda, s'ouvrit. Il accentua sa pression, vit le sang couler, plus noir que rouge, mais c'était aussi à cause de la lumière. Ce ne fut pas la douleur, qu'il s'étonnait de n'éprouver pas encore, mais le tremblement de ses doigts crispés sur le manche de corne qui l'obligea à poursuivre son incision latéralement : la lame, comme il s'y attendait, entrait beaucoup plus facilement. Il retroussa la lèvre, pour arrêter le filet noirâtre dont quelques gouttes perlèrent cependant sur sa langue, et cette grimace fit dévier encore la trajectoire. Il avait mal à présent, et comprit qu'il serait hasardeux de raffiner plus longtemps, alors il taillada sans souci que les coupures soient nettes, les dents serrées pour ne pas crier, surtout lorsque la lame atteignit la gencive. Le sang giclait dans l'eau sombre, sur sa poitrine, ses bras, sur la faïence de la baignoire, sur le miroir qu'il épongea à nouveau de sa main libre. L'autre, contrairement à ce qu'il craignait, ne faiblissait pas, semblait soudée au rasoir et il prenait seulement la précaution de n'éloigner jamais la lame de sa peau déchiquetée dont des lambeaux, sombres comme de petits paquets de viande avariée, tombaient avec un bruit mou sur le miroir à la surface duquel ils glissaient lentement pour enfin plonger dans l'eau, entre ses jambes arc-boutées par la douleur, les pieds crispés contre les parois de la baignoire, tendus comme pour les repousser tandis qu'il continuait, triturait dans tous les sens, de haut en bas, de gauche à droite parvenant malgré tout à n'écorcher qu'à peine son nez et sa bouche, alors que le flot de sang l'aveuglait. Mais il gardait les yeux ouverts, se concentrait sur une portion de peau que la lame fouillait sans perdre jamais le contact, le plus difficile était de ne pas hurler, de tenir bon sans hurler, sans déranger en rien le calme de la salle de bains, de la chambre où il entendait Agnès tourner les pages du magazine. Il craignait aussi qu'elle pose une question à laquelle, les mâchoires serrées comme un étau, il ne pourrait répondre, mais elle restait silencieuse, tournait seulement les pages, à un rythme peut-être un peu plus rapide, comme si elle se lassait, tandis que le rasoir maintenant attaquait l'os. Il n'y voyait plus rien, pouvait seulement imaginer l'éclat nacré de sa mâchoire à vif, une chose nette et brillante dans la bouillie noirâtre des nerfs sectionnés, semée d'éclairs, tourbillonnant devant ses yeux qu'il croyait ne pas fermer, alors qu'il serrait les paupières, serrait les dents, crispait les pieds, contractait chacun de ses muscles afin de supporter les brûlures de la souffrance, de ne pas perdre conscience avant que le travail soit achevé, sans discussion possible. Son cerveau, comme indépendant, continuait à fonctionner, à se demander jusqu'à quand il fonctionnerait, s'il parviendrait avant que le bras retombe à trancher au-delà de l'os, à pousser encore plus loin, au fond de son palais rempli de sang et, lorsqu'il comprit qu'il allait forcément s'étouffer, qu'il ne pourrait jamais finir de cette manière, il arracha le rasoir, craignant que la force lui manque pour le porter à son cou, mais il y arriva, il gardait encore sa conscience, même si son geste était mou, si la contraction tétanique de tout son corps se retirait du bras, et il trancha, sans rien voir, sans même sentir, au-dessous du menton, d'une oreille à l'autre, l'esprit tendu jusqu'à la dernière seconde, dominant le gargouillis, le soubresaut des jambes et du ventre sur lequel le miroir se brisait, tendu et apaisé par la certitude que maintenant tout était fini, rentré dans l'ordre.

La Moustache, Emmanuel Carrère (1986)

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