lundi 30 novembre 2020

We discussed things

Il y a bien sûr tout ce qui a rapproché Nicole et Charlie dans Marriage Story, mais aussi maintenant ce qui les sépare. L'une de ces lignes de fracture rejoint l'opposition classique Los Angeles / New York (*).

Charlie à son fils, tandis qu'ils sont en voiture :

— If we were in New York we could be walking.

— But I like that we’re sitting right now. I like to sit.

— That’s true, Los Angeles does have sitting going for it.


Dans l'extrait suivant, le couple s'efforce de remettre leur rupture sur de bons rails : 


Nicole : Maybe we can figure something out between us...

Charlie : You’ll remember I said this to you at the beginning.

— I know you did, but these are different circumstances.

— I was anticipating these circumstances

— Mm hm. Anyway... Shall we try this?

— OK. I don't know how to start.

— Do you understand why I want to stay in LA?

— No.

— Well, Charlie, that's not a useful way for us to start...

— I don't understand it.

— You don't remember promising that we could do time out there?

— We discussed things. We were married, we said things. We talked about moving to Europe, about getting a sideboard or what do you call it, a credenza, to fill that empty space behind the couch. We never did any of it.

Noah Baumbach, Marriage Story (2019)

dimanche 29 novembre 2020

Bouffée d'Art

Les lieux de culture restant résolument fermés, une petite bouffée d'art pictural ne fera pas de mal. Petite sélection de choses vues au MAC VAL (musée d'art contemporain du val-de-marne), entre deux confinements.

Vues dans l'exposition monographique du duo d’artistes Brognon et Rollin, ces marqueteries de paille qui donnent à voir "l'attente dans sa construction"


David Brognon et Stéphanie Rollin« I Lost My Page Again » (2018)


J'ai d'autre part apprécié ce que j'ai vu de Bianca Argimón (ci-dessous, un détail de Weltschmertz, avec cette cabine networkless, et Melancholia XXI)


On termine en vidéo, avec ce finalement très arnaud-fleurent-didiesque "Tunnel of Mondialisation" de 
Jean-Charles Massera

et les images saisissante du documentaire « Braguino » de Clément Cogitore, parti filmer une petite société vivant en autarcie en Sibérie. A voir et à revoir, si vous pouvez.


vendredi 20 novembre 2020

L’invention de la ménagère

Lorsque les dominés réclament l'égalité (si possible pas trop fort), les dominants se sentent menacés. Ces extraits de King Kong Théorie (2006) complètent bien le court texte que je citais ici (2016)

Depuis quelque temps, en France, on n'arrête plus de se faire engueuler, rapport aux années 70. Et qu'on a fait fausse route, et qu'est-ce qu'on a foutu avec la révolution sexuelle, et qu'on se prend pour des hommes ou quoi, et qu'avec nos conneries, on se demande où est passée la bonne vieille virilité, celle de papa et du grand-père, ces hommes qui savaient mourir à la guerre et conduire un foyer avec une saine autorité. Et la loi derrière lui. On se fait engueuler parce que les hommes ont peur. Comme si on y était pour quelque chose. C'est tout de même épatant, et pour le moins moderne, un dominant qui vient chialer que le dominé n'y met pas assez du sien... L'homme blanc s'adresse-t-il ici réellement aux femmes ou cherche-t-il à exprimer qu'il est surpris de la tournure que prennent globalement ses affaires ? Quoi qu'il en soit, c'est pas concevable ce qu'on se fait engueuler, rappeler à l'ordre et contrôler. Ici, on joue trop les victimes, ailleurs on ne baise pas comme il faut, trop comme des chiennes ou trop amoureuses attendries, quoi qu'il arrive on n'y a rien compris, trop porno ou pas assez sensuelles... Décidément, cette révolution sexuelle, c'était de la confiture aux connes. Quoi qu'on fasse, il y a quelqu'un pour prendre la peine de dire que c'est naze. Quasiment, c'était mieux avant. Ah bon?

[...]

On entend aujourd'hui des hommes se lamenter de ce que l'émancipation féministe les dévirilise. Ils regrettent un état antérieur, quand leur force prenait racine dans l'oppression féminine. Ils oublient que cet avantage politique qui leur était donné a toujours eu un coût : les corps des femmes n'appartiennent aux hommes qu'en contrepartie de ce que les corps des hommes appartiennent à la production, en temps de paix, à l'Etat, en temps de guerre. La confiscation du corps des femmes se produit en même temps que la confiscation du corps des hommes. Il n'y a de gagnants dans cette affaire que quelques dirigeants. 

[...]

Les hommes dénoncent avec virulence injustices sociales ou raciales, mais se montrent indulgents et compréhensifs quand il s'agit de domination machiste. Ils sont nombreux à vouloir expliquer que le combat féministe est annexe, un sport de riches, sans pertinence ni urgence. Il faut être crétin, ou salement malhonnête, pour trouver une oppression insupportable et juger l'autre pleine de poésie. 

Virginie Despentes, King Kong Théorie (2006)

Il peut être intéressant d'étayer la dimension patriarcale du capitalisme en citant Silvia Federici, autrice du "capitalisme patriarcal" (2019). Dans une interview donnée à Télérama, elle explique :

A la fin du XIXème siècle s'institue une nouvelle forme de patriarcat lié au salaire. Marx n’avait pas anticipé que les classes dominantes préparaient une réforme majeure de la reproduction, et de l’accumulation capitaliste. Avec le passage de l’industrie légère (le textile, par exemple) à lourde (le travail de l’acier, du charbon...), les classes dominantes ont besoin d’un nouveau type de travailleurs, plus performant. Or, à l’époque, l’espérance de vie est autour de 35-40 ans, et la mortalité infantile est énorme. Il y a une vraie crise qui menace la reproduction de la main d’oeuvre !

L’invention de la ménagère et d’un nouveau modèle de famille prolétaire est donc venue y remédier. Il est centré autour du travail gratuit de la femme au foyer, et du salaire masculin qui subvient financièrement aux besoins de toute la famille. De grandes réformes sont menées pour expulser, progressivement, les femmes hors de l’usine, soutenues par les syndicats, qui voyaient là l’opportunité de faire remonter le salaire des hommes. L’école primaire devient obligatoire, le travail de nuit est interdit pour les femmes et les enfants. Tout cela a bien sûr été entrepris au nom de leur protection, mais il y avait derrière une vraie stratégie de la classe dominante. La femme au foyer a été érigée comme un modèle de vertu. 

Tout un effort institutionnel a été déployé pour séparer les prostituées des honnêtes femmes, avec une vraie campagne idéologique. Cela a fait partie d’un processus de naturalisation du travail domestique, pour le faire apparaître comme lié à l’amour. Comme si les femmes devaient s’y consacrer, parce que c’était naturel pour elles. Or, les prostituées, elles, sont payées pour leur travail sexuel. Elles devaient donc être présentées comme des criminelles pour maintenir la sainteté et la moralité du travail non-payé de la ménagère.

jeudi 19 novembre 2020

He loves all the things you’re supposed to hate

Devant séjourner à Lens, je me suis retrouvé dans un hôtel ayant souscrit un abonnement Netflix. Il me fallait absolument en profiter. Trois candidats dans ma watchlist : Okja (Bong Joon-ho), Better Call Saul (Saison 5), et Marriage Story (Noah Baumbach), que j'ai finalement retenu. En plus, ça allait très bien avec "Scènes de la vie conjugale", que j'avais récemment visionné.

Avant que les choses ne se compliquent, commençons par nous rappeler ce que Nicole aime (ou a aimé) chez son mari Charlie.
 
What I love about Charlie :
Charlie is undaunted. He never lets other people’s opinions, or any setbacks keep him from what he wants to do. Charlie eats like he’s trying to get it over with, and like there won’t be enough food for everyone. A sandwich is to be strangled while devoured. But he’s incredibly neat, and I rely on him to keep things in order. He’s energy-conscious. He doesn’t look in the mirror too often. He cries easily in movies. He’s very self-sufficient. He can darn a sock, and cook himself dinner, and iron a shirt. He rarely gets defeated, which I feel like I always do. Charlie takes all of my moods steadily. He doesn’t give in to them, or make me feel bad about them. He’s a great dresser. He never looks embarrassing, which is hard for a man. He’s very competitive. He loves being a dad. He loves all the things you’re supposed to hate, like the tantrums, the waking up at night. It’s almost annoying how much he likes it, but then it’s mostly nice.He disappears into his own world. He and Henry are alike in that way. He can tell people when they have food in their teeth, or on their face in a way that doesn’t make them feel bad. Charlie is self-made. His parents, I only met them once, but he told me there was a lot of alcohol, and some violence in his childhood. He moved to New York from Indiana with no safety net, and now he’s more New Yorker than any New Yorker. He’s brilliant at creating family out of whoever is around. With the theater company, he cast a spell that made everyone feel included. No one, not even an intern, was unimportant. He could remember all the inside jokes. He’s extremely organized and thorough. He’s very clear about what he wants, unlike me, who can’t always tell.

Noah Baumbach, Marriage Story (2019)

mercredi 18 novembre 2020

I've Made Up My Mind

 Vous en avez rêvé (ou pas), ils l'ont fait, Bill Callahan (Smog) et Will Oldham (Palace brothers, Bonnie 'prince' Billy) chantent ensemble, dans une série de reprises publiées sur ce bandcamp.

C'est moins lo-fi et plus écoutable que leur collaboration présumée au sein de the Sundowners (Goatsong, 1994)

dimanche 15 novembre 2020

Je ne m'excuse de rien, je ne viens pas me plaindre

Tribunes ou interviews percutantes de Virginie Despentes m'auront donné envie de découvrir ses écrits, et en particulier King Kong Théorie souvent cité comme livre déclic. Dans cet essai résolument féministe, l'autrice s'attaque avec véhémence au carcan de la "féminité" et dépeint le patriarcat comme allié essentiel du capitalisme.

Alimentées par sa vie personnelle et ses nombreuses lectures, les réflexions de Virginies Despentes consignées en 2006 m'auront paru étonnamment actuelles (c'est mauvais signe), et encore aujourd'hui régulièrement abordées / exposées et débattues, notamment sur les réseaux sociaux. Je pense par exemple au caractère "systémique" de l'oppression homme/femme, aux concepts de "bon viol / bonne victime" (en dehors desquels une victime n'est pas tout à fait reconnue comme telle), de "male gaze" au cinéma, d' "empowerment", à l'absence de remise en question de la masculinité par les hommes, et à la prise en considération des minorités dans le combat féministe (versus ce qu'on nomme aujourd'hui le féminisme blanc et bourgeois)

J'y reviendrai un peu plus tard, ici même. Pour l'heure commençons par des extraits du premier chapitre, dans lequel l'autrice explique d'où elle parle.

J'écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. Et je commence par là pour que les choses soient claires : je ne m'excuse de rien, je ne viens pas me plaindre. Je n'échangerais ma place contre aucune autre, parce qu'être Virginie Despentes me semble être une affaire plus intéressante à mener que n'importe quelle autre affaire. 

[...]

Tout ce que j'aime de ma vie, tout ce qui m'a sauvée, je le dois à ma virilité. C'est donc ici en tant que femme inapte à attirer l'attention masculine, à satisfaire le désir masculin, et à me satisfaire d'une place à l'ombre que j'écris.

[...]

Parce que l'idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les chirurgiens de l'esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les devoirs d'école, bonne maîtresse de maison mais pas bonniche traditionnelle, cultivée mais moins qu'un homme, cette femme blanche heureuse qu'on nous brandit tout le temps sous le nez, celle à laquelle on devrait faire l'effort de ressembler, à part qu'elle a l'air de beaucoup s'emmerder pour pas grand-chose, de toutes façons je ne l'ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu'elle n'existe pas. 

Virginie Despentes, King Kong Théorie (2006)

samedi 14 novembre 2020

You will remember this

This image on repeat
A mouth that cannot speak
A huge force pressing in
A giant looming fist
You will see us again
You will remember this

Ces mots sont ceux de Polly Jean Harvey, qui signe la bande originale de la série The Virtues (six morceaux originaux dont cinq instrumentaux + des morceaux d'Aphex Twin, Micah P. Hinson, Mono, Set Fire to flames...).


Si vous ne l'avez déjà pas fait, dépêchez vous d'aller visionner ce chef d'oeuvre de mini-série, disponible jusqu'au 30/12/20 sur arte.tv. Les acteurs sont merveilleux (Stephen Graham, Niamh Algar en tête), les vies cabossées des personnages filmés avec sensibilité, justesse (et brio) par le réalisateur Shane Meadows.



Shane Meadowsthe Virtues (2019)

PJ Harvey - The Crowded Cell
(The Virtues / Original Series Soundtrack, 2019)

dimanche 8 novembre 2020

Être adulte

Ultime extrait du texte écrit et lu par Franck Beauvais dans son film "Ne croyez surtout pas que je hurle".

Un vieil ami ne fait parvenir une photographie de moi prise il y a plus de vingt ans, dans la cage d'escalier de son immeuble parisien. Je reconnais vaguement ce jeune homme, fraîchement échappé de l’adolescence, aux joues pleines et au large sourire, encore un peu rose, l'air affable et insouciant. Je me remémore ses certitudes, sa satisfaction d’avoir tourné le dos à la grise province militaire dont il est issu, sa gourmandise de rencontre, de découvertes, de plaisir. Les yeux sombre mais luisant qui trahissent une assurance feinte et un soupçon de malice. J’éprouve un sentiment bizarre face à cette image déjà ancienne. Aucune nostalgie mais plutôt de la surprise. Je m’étais un peu oublié, moi qui ne possède aucun cliché des trente dernières années, et j’avais occulté le souvenir d’une soif de vivre, depuis totalement dissipée. Trois jours plus tard, le même ami est victime d’un infarctus alors qu’il découpe des légumes dans sa cuisine. Je crois d’abord à une mauvaise blague. Mais non. Par chance, il est sauvé à temps. J’ai longtemps vécu à l’abri du deuil, sans qu’aucun reproche ne me soit arraché. Avec le temps qui passe, l’assaut de l’âge, et depuis la disparition de mon père, je ne peux me défaire de l'impression que la mort et la maladie maraudent désormais autour de moi, me contraignent à me familiariser avec elle, à admettre la vulnérabilité des autres et la mienne. Partir. Voir partir. Me dire qu'être adulte, c’est probablement aussi apprendre à composer avec l’inéluctable.

Frank Beauvais, Ne croyez surtout pas que je hurle (2020)