vendredi 28 novembre 2008

Dieu est mort

Comme promis, je reviens sur ma lecture des Possédés. Sur un plan formel, il est difficile d'extraire des passages des romans de Dostoïevski qui synthétisent à eux seul une pensée, puisque l'auteur prend rarement la parole, et que la force de la narration tient à l'évolution des états psychologiques des personnages. Seule une analyse permet de retirer les idées et questions maîtresses. Je me servirai donc ici du chapitre que consacre Albert Camus à ce roman dans le Mythe de Sisyphe.

Tous les héros de Dostoïevski s'interrogent sur le sens de la vie. C'est en cela qu'ils sont modernes : ils ne craignent pas le ridicule. Ce qui distingue la sensibilité moderne de la sensibilité classique, c'est que celle-ci se nourrit de problèmes moraux et celle-là de problèmes métaphysiques. Dans les romans de Dostoïevski, la question est posée avec une telle intensité qu'elle ne peut engager que des solutions extrêmes. L'existence est mensongère ou elle est éternelle. Si Dostoïevski se contentait de cet examen, il serait philosophe. Mais il illustre les conséquences que ces jeux de l'esprit peuvent avoir dans une vie d'homme et c'est en cela qu'il est artiste. Parmi ces conséquences, c'est la dernières qui le retient, celle que lui-même dans le Journal d'un Ecrivain appelle suicide logique. Dans les livraisons de décembre 1978, en effet, il imagine le raisonnement du "suicide logique". Persuadé que l'existence humaine est une parfaite absurdité pour qui n'a pas la foi en l'immortalité, le désespéré en arrive [à la] conclusion suivante:
"[...] je condamne cette nature qui, avec un si impudent sans-gêne, m'a fait naître pour souffrir - je la condamne à être anéantie avec moi."

[...] Le même thème s'incarne avec la plus admirable ampleur, chez Kirilov, personnage des Possédés.

J'aime chez Dostoïevski le caractère outrancier ou théâtral des réactions des personnages qu'il dépeint. Telle parole ou révélation provoquera une crise ou maladie prolongée,
telle discussion vire à l'affrontement, lors duquel les regards, gestes et silence en disent long (je pense à la confrontation entre Raskalnikov et le détective dans Crime et Châtiment, ou, dans L'Idiot, à l'ultime rencontre entre les deux grandes figures féminines du roman):

Nastassia Philippovna les attendait dans la première pièce. Elle aussi était habillée avec la plus grande simplicité, tout en noir. Elle se leva pour venir à leur rencontre, mais ne sourit pas et ne tendit même pas la main au prince. Son regard inquiet se fixa avec impatience sur Aglaia. Elles s'assirent à distance l'une de l'autre. Aglaia sur le divan, dans un coin de la pièce, Nastassia Philippovna près de la fenêtre. Le prince et Rogojine restèrent debout; personne ne les invita d'ailleurs à s'asseoir. Le prince considéra de nouveau Rogojine avec une perplexité à laquelle se mêlait un sentiment de souffrance, mais celui-ci gardait aux lèvres le même sourire.

Enfin un nuage sinistre passa sur la physionomie de Nastassia Philippovna : son regard, toujours fixé sur la visiteuse, prit une expression d'entêtement, de dureté, presque de haine. Aglaia était visiblement troublée, mais non intimidée. En entrant, elle avait à peine jeté un coup d'oeil sur sa rivale et, les paupières baissées, dans une attitude d'attente, elle semblait réfléchir. A une ou deux reprises et pour ainsi dire par inadvertance, elle parcourut la pièce du regard; son visage refléta le dégoût comme si elle eût craint de se salir en un pareil lieu. Elle ajusta machinalement sa robe et changea même une fois de place d'un air inquiet pour se rapprocher. Il était douteux qu'elle eût conscience de tous ses mouvements, mais, pour être instinctifs, ceux-ci n'en étaient que plus blessants. Enfin elle se décida à affronter avec fermeté le regard fulgurant de Nastassia Philippovna, où sur le champ elle lut clairement la haine d'une rivale. La femme comprit la femme. Elle frissonna

J'aime aussi la noirceur qui entoure certains personnages tourmentés (Rogojine, Raskolnikov, Stravoguine, ...). L'outrance réside ici dans la manière dont les interrogations existentielles peuvent infléchir des destinées. Au sujet des Frères Karamasov, Dostoïevski écrivait : "La question principale qui sera poursuivie dans toutes les parties de ce livre est celle même dont j'ai souffert consciemment ou inconsciemment toute ma vie : l'existence de Dieu".
Ni plus, ni moins.

Ceci me permet de revenir à Kirilov, que l'on croise à plusieurs reprise au cours des Possédés. Il est partisan du suicide logique, comme le dit Camus. Il n'est donc pas ici question du suicide par désespoir, mais par raison. Je trouve intéressant que des questions sur lesquelles nous ne nous arrêtons pas, ou plus exactement qui ne nous arrêtent pas, puissent à ce point être prépondérantes pour d'autres individus, en une autre époque.

- Dieu est indispensable, et par conséquent, il doit exister
- Eh bien, c'est parfait
- Mais je sais qu'Il n'existe pas et ne peut exister
- C'est plus probable
- Est-il possible que tu ne comprennes pas que quelqu'un qui a ces deux pensées ne peut rester en vie?

Kirilov souhaite donc prouver (au reste de l'humanité) que Dieu n'existe pas. Il va affirmer sa volonté propre, nier toute volonté Supérieure, et se tuer, car c'est son idée. Ce suicide revêt également une dimension pédagogique.
Je tais ici volontairement les autres aspects de sa pensée, les contradictions qu'on pourra y trouver, pour les laisser découvrir au lecteur.


J'ai le devoir d'affirmer mon incroyance, dit Kirilov en arpentant toujours la chambre. Pour moi, il n'est rien de plus haut que l'idée que Dieu n'existe pas. J'ai pour moi l'histoire de l'humanité. L'homme n'a fait qu'inventer Dieu pour vivre sans se tuer; toute l'histoire universelle jusqu'à présent est là. Moi seul, pour la première fois dans l'histoire universelle, je n'ai pas voulu inventer Dieu. Qu'on le sache une fois pour toute.

Fédor Dostoïevski, Les Possédés (1872)
Albert Camus, le mythe de sisyphe (1942)


dimanche 23 novembre 2008

I'm not in love with the modern world

Grande absente du concert de Wolf Parade,
ce soir, au Trabendo : Modern World


I'm not in love with the modern world
It was a torch driving the savages back to the trees

Modern world has more ways
And I don't mention it since it's changed
While the people go out and the people come home again

It's gotta last to build up your eyes
And a lifetime of red skies
And from my bed saying you're haunted, hissing in my bed
Modern world don't ask why
Cause modern world will build things high
Now they house canyons filled with life

Modern world i'm not pleased to meet you
You just bring me down
...


Dans le même esprit, très "développement durable", on peut également citer cette chanson de Modest Mouse :


When I can work out how it was
Then I'll tell you
TV stained my memories, yeah
I don't fit the shoes...

Remember through sounds
Remember through smells
Remember through colors
Remember through towns
With fear and fascination
On what was here
And what's replacing them now

Interchange plaza malls
And crowded chain restaurants
More housing developments go up
Named after the things they replace

So welcome to Minnow Brook
And welcome to Shady Space
And it all seems a little abrupt
No I don't like this change of pace


Modest Mouse - Novocain Stain
This Is a Long Drive for Someone with Nothing to Think About (Up, 1996)
www.myspace.com/modestmouse

Wolf Parade - Modern World
Apologies To The Queen Mary (Sub Pop, 2004)
www.myspace.com/wolfparade

La révolution

A la question : pourquoi avaient été commis tant de meurtres, de scandales et d'infamies, il répondit avec une précipitation passionnée que c'était "pour l'ébranlement systématique de tous les fondements, la décomposition systématique de la société et de tous les principes ; pour décourager tout le monde, faire de tout un gâchis, et prendre soudain en main la société ainsi ébranlée, débile et amollie, cynique et incroyante, mais qui aspire ardemment à quelque idée directrice et à sa propre conservation, cela en levant l'étendard de la révolte et en s'appuyant sur un tout nouveau réseau de groupes de cinq qui pendant ce temps auraient agi, recruté des membres et cherché dans la pratique toutes les possibilités et tous les points faibles auxquels s'attaquer"

Fédor Dostoïevski, Les Possédés (1872)


Le sujet exposé ici relève seulement du contexte dans lequel se déroule le roman de Dostoïevski. Le passage entre guillemets reprend d'ailleurs un de ces tracts qui volettent en de nombreuses pages. Je tâcherai d'effleurer par un extrait les questions existentielles avec lesquelles l'écrivain se débat un peu plus tard...

jeudi 20 novembre 2008

Capitales




MGMT - Kids (Columbia, 2008)
Franz Ferdinand (home page de www.franzferdinand.co.uk)
James + Brian Eno - Wah Wah (Polygram, 1994)

J'attends de voir la pochette du prochain album de Franz Ferdinand ! Si elle est dans la lignée des précédentes, je ferai alors peut-être un article établissant le paralèlle avec le Constructivisme russe (même si ça a déjà été fait).

[Edit : Dans un feeling plus "métallique" que "papier canson", j'ajoute à cette série la pochette de
l'album BO d'Agoria, comme bEN me le propose]




Agoria
- Go Fast (PIAS, 2008)

dimanche 16 novembre 2008

Beating Back the Claws of the Cold



J'ai oublié de vous dire que le Vol.4 était en ligne..!
Le Vol.3 est toujours disponible, d'ailleurs, Ecrans.fr (le site media/internet de liberation.fr) en a parlé, c'est cool ! C'était dans la rubrique
vu sur le www (que je recommande par ailleurs, surtout après la pause déjeuner, au boulot)

Sinon, je passe des disques ce lundi soir à la Flèche d'Or, dans le cadre de la soirée Live So Pop! feat. Oh No! Oh My!, My little Cheap Dictaphone, Vandaveer...

Premier interplateau : 21h05

vendredi 14 novembre 2008

On pourra toujours refuser
de devenir les premiers ou les derniers


Tous ces beaux jeux inventés
Pour passer devant les premiers
Pour que chacun soit écrasé
S’il refuse encore de plier
Les dégâts, les excès
Ils vont vous les faire payer
Les cendres qui resteront
C’est pas eux qui les ramasseront
Mais les esclaves et les cons
Qui n’auront pas pas su dire non

Nous on n’veut pas être des gagnants
Mais on acceptera jamais d’être des perdants

Pimprenelle et Nicolas
Vous nous endormez comme ça
Le marchand de sable est passé
Nous on garde un oeil éveillé
O la peur, ô le vide
O la victoire des avides
Faut pas bouger une oreille
Toutes sortes de chiens nous surveillent
Pas un geste, une esquisse
Sinon on tourne la vis
Nous on n’a rien à gagner
Mais on ne peut plus perdre puisque c’est déjà fait.

Toi qui viens de loin d’ici
Avec Ta peau et Tes os
On t’a parlé du paradis
On t’a menti, tout est faux
O mon ami o mon frère tout ce nerf
Perdu pour la guerre
Tu vas voir tout l’amour
Qui traîne au fond du discours

Dis t’en veux des papiers ?
Dis tu l’as vu mon palais ?
T’auras rien, c’est ainsi
C’est pas fait pour les perdants, le paradis

Il y a la chair à canon
Il y a la chair à spéculation
Il y a la chair à publicité
Enfin y’a tout ce que vous aimez
Vous et moi on le sait
Le spectacle est terminé
Pourtant c’était presque idéal
C’était loin du féodal
Oh maint’nant c’est foutu
Ça fait joli dans ton...
Fort intérieur c’est gênant
De rejoindre comme ça la cohorte des perdants

Il faut pas se faire d’illusions
Mais c’est mieux debout pour l’action
Et pour nos âmes, c’est égal
Dieu n’est pas dans la bataille
O messieurs les décideurs
De toutes parts, de tous côtés
Sachez que profond dans nos coeurs
On n’arrête pas le progrès
Sous l’Iris, sous la peau
Sous les ongles et dans l’étau
On pourra toujours refuser
De devenir les premiers ou les derniers

Pas de leaders triomphants
On s’ra jamais des gagnants ni des perdants

Noir désir - Gagnants / Perdants (Bonne nuit les petits)
unreleased, 2008

samedi 8 novembre 2008

l'injustice humaine

Un jeudi soir, à la Cartoucherie (théâtre de la Tempête)... J'aime vraiment cet endroit, je vais tâcher d'y retourner plus souvent. Sachant que l'été, c'est encore plus agréable. La dernière fois, c'était pour Oncle Vania (Tchekhov, déjà), cette fois, pour Ivanov: Une pièce que j'aurais sans doute péniblement subie à 15 ans, mais que j'ai suivie ici avec attention, de bout en bout


ANNA rit.
« Les fleurs reviennent à chaque printemps, mais les joies non. » Qui m'a dit cette phrase ? Je ne sais plus, ça va me revenir… Peut-être est-ce Nicolas [Ivanov, ndlr] qui me l'a dite. Elle tend l'oreille. Encore la hulotte qui hulule !

LVOV.
Qu'elle hulule.

ANNA.
Je commence à penser, docteur, que le destin m'a trahie. Il y a beaucoup de gens, qui, comparés à moi, ne sont pas meilleurs, mais qui sont heureux sans avoir rien à payer pour leur bonheur. Moi, j'ai payé pour tout, pour tout sans exception!... Et très cher ! Pourquoi me faire payer, en plus, des intérêts exorbitants ?... Vous êtes si prudent avec moi, si délicat, vous craignez de me dire la vérité ; croyez-vous que j'ignore de quoi je suis malade ? Je le sais parfaitement. D'ailleurs, c'est très ennuyeux d'en parler… En prenant l'accent juif. Je vous demande pardon ! Avez-vous le don de raconter des histoires ?

LVOV.
Je ne suis pas doué pour ça.



ANNA.
Nicolas, lui, a ce don. Ce qui m'étonne, c'est l'injustice humaine : qu'on ne réponde pas à l'amour par l'amour… la vérité payée par le mensonge. Vous pouvez me dire jusqu'à quand mon père et ma mère vont me haïr ? Ils habitent à cinquante kilomètres d'ici, mais jour et nuit, même dans mon sommeil, je sens leur haine. Et puis, d'où vient cette angoisse de Nicolas? Il dit que c'est seulement le soir qu'il ne m'aime pas, quand l'angoisse le prend. Admettons, je peux le comprendre ; mais, imaginez qu'il ne m'aime plus du tout ! Bien sûr, c'est impossible, mais si c'était quand même… Non, non il ne faut surtout pas y penser. Elle chante. « Mon p'tit serin, où t'étais ? » Je me fais des idées, c'est horrible !.. Vous n'avez pas de famille docteur, il y a beaucoup de choses que vous ne pouvez pas comprendre…

LVOV.
Vous dites que ça vous étonne… Il s'assoit à côté d'elle. Mais moi, c'est vous qui m'étonnez! Expliquez-moi, que je comprenne comment c'est arrivé… vous, intelligente, honnête, presque une sainte, vous laisser arnaquer avec un tel cynisme, vous laisser traîner dans ce nid de hulotte ? Qu'est-ce qui vous retient ici ? Qu'avez-vous de commun avec cet homme froid, sans âme… bon, laissons votre mari !... Mais qu'avez-vous de commun avec cette grisaille qui vous entoure. Bon Dieu !... Ce fou de comte, cette ruine, qui passe son temps à maronner, comme vous dites ; cet aigrefin de Borkine, escroc parmi les escrocs, avec sa sale gueule… Expliquez-moi pourquoi vous êtes là ? Comment vous vous êtes retrouvée là ?...

ANNA rit.
Lui aussi… avant… il parlait de cette façon… Exactement… Seulement ses yeux sont plus grands ; avant, quand il se mettait à parler avec ardeur, ses yeux brillaient comme des braises… Parlez, parlez encore !...

LVOV.
Je parle dans le vide ! Allez, rentrez à la maison…

ANNA.
Vous dites, Nicolas… gna-gna-gna… et ceci cela… mais… qu'est-ce que vous savez de lui ? Peut-on connaître un homme en six mois ? Docteur, c'est un homme remarquable ; dommage que vous ne l'ayez pas connu il y a deux ou trois ans. Il s'est assombri, il se tait, il ne fait plus rien, mais avant… Quel enchantement !... Je suis tombée amoureuse, un coup de foudre. Elle rit. À peine je l'ai vu et la souricière - clac ! Il m'a dit : suis-moi… Et j'ai tout coupé, vous savez, comme on coupe des feuilles mortes avec des ciseaux… et je l'ai suivi … Maintenant ce n'est plus comme avant… Maintenant il va chez Lébédev pour s'amuser avec d'autres femmes et moi… je suis assise dans le parc à écouter la hulotte hululer…
On entend la crécelle du gardien.
Docteur, vous avez des frères ?

LVOV.
Non.
Anna s'effondre en larmes, sanglote.
Mais qu'est-ce qu'il y a ? Qu'avez-vous ?

ANNA.
Je n'en peux plus, docteur, je vais y aller…

LVOV.
Où ça ?

ANNA.
Là-bas, là où il est… J'y vais… Faites atteler les chevaux. Elle court vers la maison.

LVOV.
Non mais, je refuse de dispenser mes soins dans de pareilles conditions ! Déjà on ne me paye pas, pas un sou, mais en plus on me met l'âme sens dessus dessous ! Non, je refuse ! Ça suffit ! Il rentre dans la maison.

Anton Tchekhov, Ivanov (1887)
Jusqu'au 9 novembre au théâtre de la Tempête


dimanche 2 novembre 2008

Le château dans le Ciel

Quand il fait humide, que le mur face à la fenêtre de ma cuisine s'obscurcit peu à peu et que je jette un rapide coup d'oeil, j'ai parfois l'impression de surplomber une mer de nuage, et d'habiter... un château dans le ciel.

samedi 1 novembre 2008

Overpowered Happiness


Goldfrapp - Happiness (Mute, 2008)
Black Cherry (Mute, 2004)
Róisín Murphy - Sow into You (Echo, 2005)
Overpowered (EMI, 2007)

[Alison Goldfrapp]