mercredi 30 décembre 2020

Pourquoi encourager les petits garçons à faire du bruit et les filles à se taire ?

Point de départ de la réflexion qui suit, la sortie mouvementée et empêchée du film de Virginie Despentes en 2000, film "sur le viol", par "trois hardeuses et une ex-pute".
 
Et une ministre de la Culture, une femme, de cette gauche-là, la gauche subtile, déclare qu'un artiste devrait se sentir responsable de ce qu'il montre. Ça n'est pas aux hommes de se sentir responsables quand ils se mettent à trois pour violer une fille. Ça n'est pas aux hommes de se sentir responsables quand ils vont aux putes sans faire voter les lois pour qu'elles puissent bosser tranquillement. Ça n'est pas à la société de se sentir responsable quand à longueur de films on voit des femmes dans le rôle de victimes des violences les plus atroces. C'est à nous de nous sentir responsables. De ce qui nous arrive, de refuser d'en crever, de vouloir faire avec. De l'ouvrir. On la connaît bien, cette rengaine, celle qui fait qu'on devrait se sentir responsables de ce qui arrive. Dans Elle, une imbécile quelconque, chroniquant un autre livre sur le viol, sans le moindre rapport avec le mien, souligne la dignité du propos, se sent obligée de l'opposer aux « vagissements » que je produis. Je ne suis pas assez silencieuse, comme victime. Ça mérite qu'on le signale dans un journal féminin, c'est un conseil aux lectrices : le viol, d'accord, c'est triste, mais doucement sur les vagissements, mesdames. Pas assez digne. Je t'emmerde. Dans Paris Match, même méthode, pour dire à la fille Montand qu'on préfère qu'elle se taise, une autre imbécile souligne la classe d'une Marilyn Monroe, qui, elle, a su être une bonne victime. Comprenez : douce, sexy, gardant le silence. Sachant la fermer sa grande gueule, alors qu'on la faisait tourner à quatre pattes dans des partouzes glauques. Conseils de femmes, entre elles. Le morceau de choix. Cachez vos plaies, mesdames, elles pourraient gêner le tortionnaire. Etre une victime digne. C'est-à-dire qui sait se taire. La parole toujours confisquée. Dangereuse, on l'aura compris. Dérangeant le repos de qui? 

Quel avantage tirons-nous de notre situation qui vaille qu'on collabore si activement? Pourquoi les mères encouragent-elles les petits garçons à faire du bruit alors qu'elles enseignent aux filles à se taire ? Pourquoi continue-t-on de valoriser un fils qui se fait remarquer quand on fait honte à une fille qui se démarque ? Pourquoi apprendre aux petites la docilité, la coquetterie et les sournoiseries, quand on fait savoir aux gamins mâles qu'ils sont là pour exiger, que le monde est fait pour eux, qu'ils sont là pour décider et choisir? Qu'y a-t-il de si bénéfique pour les femmes dans cette façon dont les choses se passent qui vaille qu'on y aille si doucement, dans les coups que nous portons ? 

C'est que celles d'entre nous qui occupent les meilleures places sont celles qui ont fait alliance avec les plus puissants. Les plus capables de se taire quand elles sont trompées, de rester quand elles sont bafouées, de flatter les ego des hommes. Les plus capables de composer avec la domination masculine sont évidemment celles qui sont aux bons postes, puisque ce sont encore eux qui admettent ou excluent les femmes des fonctions de pouvoir. Les plus coquettes, les plus charmantes, les plus amicales avec l'homme. Les femmes qu'on entend s'exprimer sont celles qui savent faire avec eux. De préférence celles qui pensent le féminisme comme une cause secondaire, de luxe. Celles qui ne vont pas prendre la tête avec ça. Et plutôt les femmes les plus présentables, puisque notre qualité première reste d'être agréables. Les femmes de pouvoir sont les alliées des hommes, celles d'entre nous qui savent le mieux courber l'échine et sourire sous la domination. Prétendre que ça ne fait même pas mal. Les autres, les furieuses, les moches, les fortes têtes, sont asphyxiées, écartées, annulées. Non grata dans le gratin.

Virginie Despentes, King Kong Théorie (2006)

lundi 28 décembre 2020

Erratics and unconformities / 2020 Best Album Covers (Part.3)

Suite et fin de ma sélection des plus belles pochettes d'albums pour 2020.
Il en manque sûrement. N'hésitez pas en suggérer en commentaires.

the Reds, Pinks & Purples - You Might Be Happy Someday

Damien Jurado - What’s New, Tomboy ?

Craven faults - Erratics and unconformities

David Grubbs + Taku Unami - Comet Meta

vendredi 25 décembre 2020

Evermore / 2020 Best Album Covers (Part.2)

Suite de l'article précédent !

Agnes Obel - Myopa

Helena DelandSomeone new

Kevin Morby - Sundowner

Washed out - Purple noon

WaxahatcheeSaint Cloud

Taylor SwiftEvermore

mercredi 23 décembre 2020

Sign / 2020 Best Album Covers (Part.1)

Et voici ma sélection de pochettes remarquables pour cette année 2020. 
Premier volet

Julien Gasc - L'appel de la forêt

Autechre - Sign

Beatriz Ferreyra - Huellas entreveradas

iliketrains - KOMPROMAT

Taulard - dans la plaine

mardi 15 décembre 2020

Le contrat marital

Je concluais un précédent article dédié à King Kong Théorie (2006), en citant Silvia Federici (2019), expliquant la nécessité d'opposer prostituées et femmes au foyer, afin de ne surtout pas remettre en cause le statut de ces dernières. Laissons Virginie Despentes formuler ceci autrement :

Si le contrat prostitutionnel se banalise, le contrat marital apparaît plus clairement comme ce qu'il est : un marché où la femme s'engage à effectuer un certain nombre de corvées assurant le confort de l'homme à des tarifs défiant toute concurrence. Notamment les tâches sexuelles. 

Il faut dire que la prostitution est un sujet qui divise (tout autant que le voile), selon qu'on y voit une attente à la dignité (resp. marque de soumission) ou qu'on se refuse de dicter aux femmes leur conduite. 

Faire ce qui ne se fait pas : demander de l'argent pour ce qui doit rester gratuit. La décision n'appartient pas à la femme adulte, le collectif impose ses lois. Les prostituées forment l'unique prolétariat dont la condition émeut autant la bourgeoisie. Au point que souvent des femmes qui n'ont jamais manqué de rien sont convaincues de cette évidence : ça ne doit pas être légalisé. Les types de travaux que les femmes non nanties exercent, les salaires misérables pour lesquels elles vendent leur temps n'intéressent personne. C'est leur lot de femmes nées pauvres, on s'y habitue sans problème. Dormir dehors à quarante ans n'est interdit par aucune législation. La clochardisation est une dégradation tolérable. Le travail en est une autre. Alors que, vendre du sexe, ça concerne tout le monde et les femmes « respectables » ont leur mot à dire. Depuis dix ans, ça m'est souvent arrivé d'être dans un beau salon, en compagnie de dames qui ont toujours été entretenues via le contrat marital, souvent des femmes divorcées qui avaient obtenu des pensions dignes de ce nom, et qui sans l'ombre d'un doute m'expliquent, à moi, que la prostitution est en soi une chose mauvaise pour les femmes. Elles savent intuitivement, que ce travail-là est plus dégradant qu'un autre. Intrinsèquement. Non pas : pratiqué dans des circonstances bien particulières, mais : en soi. L'affirmation est catégorique, rarement assortie de nuances, telles que « si les filles ne sont pas consentantes », ou « quand elles ne touchent pas un centime sur ce qu'elles font », ou « quand elles sont obligées d'aller travailler dehors aux périphéries des villes ». Qu'elles soient putes de luxe, occasionnelles, au trottoir, vieilles, jeunes, douées, dominatrices, tox ou mères de famille ne fait a priori aucune différence. Echanger un service sexuel contre de l'argent, même dans de bonnes conditions, même de son plein gré, est une atteinte à la dignité de la femme. Preuve en est : si elles avaient le choix, les prostituées ne le feraient pas. Tu parles d'une rhétorique... comme si l'épileuse de chez Yves Rocher étalait de la cire ou perçait des points noirs par pure vocation esthétique.

[...]

Dans les médias français, articles documentaires et reportages radio, la prostitution sur laquelle on focalise est toujours la plus sordide, la prostitution de rue qui exploite des filles sans papiers. Pour son côté spectaculaire évident : un peu d'injustice médiévale dans nos périphéries, ça fait toujours de belles images. Et on aime colporter des histoires de femmes abusées, qui signalent à toutes les autres qu'elles l'ont échappé belle. Et aussi parce que celles et ceux qui travaillent dehors ne peuvent mentir sur leur activité, comme le font celles et ceux qui pratiquent via internet. On va chercher le plus sordide, on le trouve sans trop de difficulté, puisque justement c'est la prostitution qui n'a pas les moyens de se soustraire aux regards de tous. Filles privées de papiers, de consentement, travaillant à l'abattage, dressées par les viols, crackées, portraits de filles perdues. Plus c'est glauque, plus l'homme se sent fort, en comparaison. Plus c'est sordide, plus le peuple français se juge émancipé. Puis, partant des images inacceptables d'une prostitution pratiquée dans des conditions dégueulasses, on tire les conclusions sur le sexe tarifé dans son ensemble.

Virginie Despentes, King Kong Théorie (2006)

mercredi 9 décembre 2020

2020, un palmarès

2020 touche à sa fin, en voici le bilan avant tout musical.
Un chiffre qui dit tout : je ne suis allé qu'à deux concerts sur toute l'année. J'espère pouvoir vite me rattraper ! On commence par l'habituel top 10 album, dans un ordre sujet à modification.


Les Albums
Woods - Strange To Explain
Adrianne Lenker - Songs
Cindy Lee - What’s Tonight To Eternity
Of Montreal - UR FUN
Pool Holograph - Love Touched Time and Time Began to Sweat

Arandel - InBach
String Machine - Death of the Neon
Porridge Radio - Every Bad
jarv is... - Beyond the pale
the Microphones - Microphones in 2020


Mais aussi
Arab Strap pour tous les live mis en ligne sur leur bandcamp
Bartees Strange - Live Forever
Coriky - s/t
David Grubbs and Taku Unami - Comet Meta
Destroyer - Have we met
Empty Country - s/t
Field Medic - Floral Prince
the Flaming Lips  - American Head
Glauque - s/t
Hamilton Leithauser - the loves of your life
Les marquises - la battue
M. Ward - Migration Storie
Moaning - Uneasy Laughter
Muzz - s/t
Other lives - for their love
Peel Dream Magazine - Agitprop Alterna
Pole - Fading
the Proper Ornaments - Mission bells
the Reds, Pinks & Purples - You Might Be Happy Someday
Ron Sexsmith - Hermitage
the Strokes - The new abnormal
Taulard - Dans la plaine
Thao and The Get Down Stay Down - Temple
Thousand - Au paradis
Touché Amoré - Lament
Trace Mountains - Lost In The Country
Walter Martin - The World At Night (**)

Les morceaux
(en plus de tous ceux figurant dans les albums ci-dessus) :
2nd GradeVelodrome ; Arab Strap - The Turning of Our Bones ; Car Seat HeadrestCan't Cool Me Down ; Feldup - Falling apart ; Cabane - Take Me Home Pt. 2 ; Fontaines D.C. - Televised MindHen Ogledd - Trouble ; Julien Gasc - L'appel de la forêt ; Little wings - zephyr ; the Notwist - Where You Find Me ; Popular Music - The Way Love Used To Be ; Protomartyr - Processed By The Boys ; Sufjan Stevens - the Ascension ; This is the Kit - This Is What You DidQuasi - Last Days of the Thin Blue Line Lie ; Sophia - Strange Attractor ; the Shifters - Left BereftTocotronic - Hoffnung


Des concerts
06/03 Modern Nature @ International
02/03 Diiv @ Gaîté Lyrique


Des séries
the Virtues / Better Call Saul


Des films
Light of my life (Casey Affleck), Perdrix (Erwan Le Duc, 2019), Marriage Story (Noah Baumbach, 2019)


(**) envisagés pour faire partie du top10

mardi 8 décembre 2020

Un silence croisé

On le voit régulièrement à l'occasion d'accusations publiques ou de procès, peu de femmes victimes de viol "cochent toutes les cases" de la "bonne" victime, unique condition à laquelle l'opinion publique se ralliera à leur cause.
La bonne victime doit être perçue comme séduisante [affaire du sofitel de NY] sans toutefois être perçue comme aguicheuse/inconséquente, elle doit avoir combattu son agresseur, et déposé plainte immédiatement après les faits, en étant psychologiquement dévastée, tout en gardant une parfait cohérence dans son témoignage [affaire du 36 quai des orfèvres].

Ce constat revient souvent sous la plume de féministes (comme ici)... Je l'ai retrouvée développée dans King Kong Theory (2006), dans le chapitre dans lequel Virginie Despentes revient sur son viol (1986).


Une femme qui tiendrait à sa dignité aurait préféré se faire tuer. Ma survie, en elle-même, est une preuve qui parle contre moi. [...] Car il faut être traumatisée d'un viol, il y a une série de marques visibles qu'il faut respecter. Peur des hommes, de la nuit, de l'autonomie, dégoût au sexe et autres joyeusetés. On te le répète sur tous les tons : c'est grave, c'est un crime, les hommes qui t'aiment, s'ils le savent, ça va les rendre fous de douleur et de rage (c'est aussi un dialogue privé, le viol, où un homme déclare aux autres hommes : je baise vos femmes à l'arraché). Mais le conseil le plus raisonnable, pour tout un tas de raisons, reste « garde ça pour toi ». Etouffe, donc, entre les deux injonctions. Crève, salope, comme on dit.

Alors le mot est évité. A cause de tout ce qu'il recouvre. Dans le camp des agressées, comme chez les agresseurs, on tourne autour du terme. C'est un silence croisé. 

[...] dans le viol, il faut toujours prouver qu'on n'était vraiment pas d'accord. La culpabilité est comme soumise à une attraction morale non énoncée, qui voudrait qu'elle penche toujours du côté de celle qui s'est fait mettre, plutôt que de celui qui a cogné. 

[...] Je ne suis pas furieuse contre moi de ne pas avoir osé en tuer un. Je suis furieuse contre une société qui m'a éduquée sans jamais m'apprendre à blesser un homme s'il m'écarte les cuisses de force, alors que cette même société m'a inculqué l'idée que c'était un crime dont je ne devais pas me remettre. Et je suis surtout folle de rage de ce qu'en face de trois hommes, une carabine et piégée dans une forêt dont on ne peut s'échapper en courant, je me sente encore aujourd'hui coupable de ne pas avoir eu le courage de nous défendre avec un petit couteau

[...] Post-viol, la seule attitude tolérée consiste à retourner la violence contre soi. Prendre vingt kilos, par exemple. Sortir du marché sexuel, puisqu'on a été abîmée, se soustraire de soi-même au désir. En France, on ne tue pas les femmes à qui c'est arrivé mais on attend d'elles qu'elles aient la décence de se signaler en tant que marchandise endommagée, polluée. Putes ou enlaidies, qu'elles sortent spontanément du vivier des épousables.

Virginie Despentes, King Kong Théorie (2006)

dimanche 6 décembre 2020

There's nothing left here

Apprenant par hasard que l'excellent EP "More Revery" signé Bonny Billy (sic) existe désormais en version LP (avec en face B les versions live des morceaux de la face A), je ré-écoute avec plaisir cette reprise de PJ Harvey.
 
In photographs
I've seen him laugh
Man overboard
Sun on his back

Summer was here
I remember it well
How he stood in the shade
How we both kissed and fell

How can this be?
There's nothing left here
How can this be?
There's nothing left here

So sad our, so sad our
So sad our, so sad our
So sad our, so sad our
Our memory, hey

Now he talks in his sleep
Says I've never known peace
And I don't know him now
He's a stranger to me

How can this be?
There's nothing left here
How can this be?
There's nothing left here

We were never more than a dream
Brief as summer or spring
Sweeter than anything


PJ Harvey, Sweeter than anything
(A perfect day Elise Single, 1998)

Bonny Billy, Sweeter than anything
(More Revery EP, 2000)

mercredi 2 décembre 2020

Un piège

Questionnons féminité, masculinité, maternité, éducation des jeunes filles et surtout des garçons, toujours avec Virginie Despentes.

 Dans le même ordre d'idée, la maternité est devenue l'expérience féminine incontournable, valorisée entre toutes : donner la vie, c'est fantastique. La propagande « pro-maternité » a rarement été aussi tapageuse. Foutage de gueule, méthode contemporaine et systématique de la double contrainte : « Faites des enfants c'est fantastique vous vous sentirez plus femmes et accomplies que jamais », mais faites-les dans une société en dégringolade, où le travail salarié est une condition de survie sociale, mais n'est garanti pour personne, et surtout pas pour les femmes (*). Enfantez dans des villes où le logement est précaire, où l'école démissionne, où les enfants sont soumis aux agressions mentales les plus vicieuses, via la pub, la télé, internet, les marchands de sodas et confrères. Sans enfant, pas de bonheur féminin, mais élever des gamins dans des conditions décentes sera quasi impossible. Il faut, de toutes façons, que les femmes se sentent en échec. Quoi qu'elles entreprennent, on doit pouvoir démontrer qu'elles s'y sont mal prises. Il n'y a pas d'attitude correcte, on a forcément commis une erreur dans nos choix, on est tenues pour responsables d'une faillite qui est en réalité collective, et mixte. Les armes contre notre genre sont spécifiques, mais la méthode s'applique aux hommes. Un bon consommateur est un consommateur insécure.

[...]

les femmes auraient intérêt à mieux penser les avantages de l'accession des hommes à une paternité active, plutôt que profiter du pouvoir qu'on leur confère politiquement, via l'exaltation de l'instinct maternel. Le regard du père sur l'enfant constitue une révolution en puissance. Ils peuvent notamment signifier aux filles qu'elles ont une existence propre, en dehors du marché de la séduction, qu'elles sont capables de force physique, d'esprit d'entreprise et d'indépendance, et de les valoriser pour cette force, sans crainte d'une punition immanente. Ils peuvent signaler aux fils que la tradition machiste est un piège, une sévère restriction des émotions, au service de l'armée et de l'Etat. Car la virilité traditionnelle est une entreprise aussi mutilatrice que l'assignement à la féminité. 

Virginie Despentes, King Kong Théorie (2006)

(*) en 2006, la crise écologique n'était pas encore prégnante, on pourrait aujourd'hui l'ajouter à cette énumération