vendredi 31 janvier 2020

La foi

Extrait du témoignage de l'ancien ingénieur en chef de l’Institut de l’énergie nucléaire de l'Académie des sciences de Biélorussie, toujours dans "la Supplication", toujours donc, en lien avec Tchernobyl. Il répond notamment à la question
"pourquoi avons-nous gardé le silence alors que nous savions ?"

Un premier déplacement dans la zone : dans la forêt, le fond de radiation était cinq à six fois plus élevé que dans les champs et sur la route. Partout des doses élevées, mais les tracteurs travaillaient dans les champs, les paysans s’occupaient de leurs potagers. Dans quelques villages, nous avons pris des mesures de la thyroïde des habitants : entre cent et mille fois supérieures à la normale. Une femme faisait partie de notre groupe. Elle était radiologue. Elle a eu une crise d’hystérie quand elle a vu des enfants jouer dans le sable. Nous avons également contrôlé le lait maternel : il était radioactif... Les magasins étaient ouverts et, comme il est de règle dans les villages, les vêtements et les denrées alimentaires étaient disposés les uns à côté des autres : des costumes, des robes, du saucisson, de la margarine. Les aliments n’étaient même pas couverts de plastique. Nous mesurions le saucisson, des œufs : c’étaient des déchets radioactifs...

Nous demandions des instructions. Que fallait-il faire ? Mais tout ce qu’on nous répondait, c’était : “Continuer les mesures. Et regardez la télé.” À la télé, Gorbatchev était rassurant : “Des mesures d’urgence ont été prises.” J'y croyais. Moi, avec vingt ans d’ancienneté en tant qu’ingénieur et une bonne connaissance des lois de la physique. Je savais bien qu’il fallait faire partir de là tout être vivant. Même temporairement. Mais nous avons continué à mesurer consciencieusement et à regarder la télé. Nous avions l’habitude de croire. J'appartiens à la génération de l’après-guerre et nous avons grandi dans la foi. Mais d'où venait-elle ? Du fait que nous étions sortis vainqueurs d'une guerre horrible. Tout le monde nous vénérait, alors. C’était ainsi ! Dans les Andes, on a même taillé le nom de Staline sur des rochers. C'était un symbole. Le symbole d’un grand pays.

Voici les réponses à vos questions : pourquoi avons-nous gardé le silence alors que nous savions ? Pourquoi n’avons-nous pas crié sur la place publique ? Nous avons fait des rapports, écrit des notes explicatives, mais nous nous sommes tus. Nous avons obéi sans un murmure parce qu’il y avait la discipline du parti, parce que nous étions communistes. Je ne me souviens pas qu’un seul des employés de l’Institut ait refusé d’aller en mission dans la zone. Pas par peur d’être exclu du parti. Parce qu’ils croyaient. C’était la foi de vivre dans une société belle et juste. La foi que l’homme, chez nous, était la valeur suprême. Pour beaucoup de gens, l’effondrement de cette foi s’est soldé par des infarctus et des suicides. Certains se sont tiré une balle dans le cœur, comme l’académicien Legassov... Parce que, dès que l’on perd la foi, on n’est plus un participant, on devient un complice et l’on perd toute justification. Je le comprends si bien.

Svetlana Aleksievitch, La Supplication (1997)

jeudi 23 janvier 2020

Mes plus beaux souvenirs de l'espèce humaine

Paroles de Bruit Noir (feat. Pascal Bouaziz de Mendelson),
groupe au nom programmatique.

Tu connais l'histoire de l'animal le plus intelligent? Enfin... c'est pas vraiment une histoire, c'est dans... Plutarque. Bon, Plutarque, évidemment, c'est un peu osé comme référence mais vu les gens qui écoutent ce titre, je me dis qu'on peut peut-être un peu repousser les limites.

L'autre jour, je regarde "La Planète des Singes" - Bon, ça, ça va comme référence? - et je me dis :
Qu'arrive enfin la planète des rats ! Qu'arrive enfin la planète des cafards ! Qu'arrive la planète des fourmis ! (Tu crois que eux, ils achèteront le disque ?)

Le passage le plus émouvant du cinéma mondial des vingt dernières années c'est dans "Fantastic Mister Fox", quand le renard depuis l'autre coté de la vallée salue le loup de son poing levé, signe de ralliement des animaux sauvages, signe de ralliement des animaux sauvages, le vieux "No Pasaran" réactualisé.



Les êtres humains ne passeront pas
Les êtres humains ne passeront pas
Les êtres humains ne passeront jamais

Ce passage, c'est aussi beau et aussi triste que la guerre d'Espagne dans le bouquin si triste d'Hemingway. Il ne souhaite plus qu'une seule chose à souhaiter au renard, au blaireau et au loup, c'est que nous les franquistes nous disparaissions avant vous.

Il paraît qu'on peut comparer la prolifération de l'espèce humaine sur la Terre à celle d'un cancer généralisé. Ça m'étonne pas vraiment que ça marche pareil, les êtres humains sur la Terre et les cancers. Ça me rassure un peu de pas être le seul à avoir ce même genre d'idée. Moi, les plus beaux souvenirs de l'espèce humaine, c'est quand je partais tout seul en randonnée hors saison en
montagne et que j'en voyais pas un seul spécimen de toute la journée.

Et tout ce temps-là, je guettais les animaux sauvages
J'espérais les animaux sauvages
J'attendais les animaux sauvages
C'est tellement beau les animaux sauvages

Comme le surfeur d'argent qui leur parle dans leur langue-même. Moi j'espérais parler aux animaux sauvages. C'est tellement beau les animaux sauvages. Galactus, le mangeur de mondes, tu te souviens dans la même BD, c'est juste une image de la mort qui nous vient, une métaphore de ce qui nous attend juste là demain. Galactus, c'est la logique en marche d'une civilisation de crétins, le train que personne n'arrête et qui fonce à pleine vitesse dans le ravin et moi, comme le pauvre surfeur d'argent, je vois tout d'avance et j'y peux rien. Comme dans "La Planète des Singes", je peux plus voir le film, je connais déjà la fin

Et je guette les animaux sauvages
C'est tellement beau les animaux sauvages
C'est tellement beau l'immense étrangeté du regard des animaux sauvages
Qui te regardent comme un objet, comme un animal étrange toi-même
Et probablement très mal habillé

L'homme est un animal nuisible que les autres espèces auraient mieux fait d'éradiquer, comme on clouait les chouettes sur les portes, les chouettes auraient mieux fait de nous clouer.

Y a tellement plus de beauté chez les animaux sauvages
Y a tellement plus de fierté et de liberté dans le regard d'un rat même faisant les poubelles dans l'obscurité que dans le tien scotché devant tes séries américaines

C'est tellement beau qu'il reste encore des animaux sauvages
C'est tellement surprenant que ce soit encore autorisé
C'est tellement surprenant que ce soit encore autorisé la beauté
C'est tellement surprenant que ce soit encore autorisé la beauté

Tu sais où y a plein d'animaux sauvages? Où ils sont bien tranquilles? A Tchernobyl. C'est bizarre qu'ils organisent pas des randos là-bas, genre safari à Tchernobyl. Moi j'irais bien voir les animaux sauvages à Tchernobyl, et puis j'irais bien m'installer là-bas moi aussi, tiens pendant que j'y suis, genre comme dans "Stalker", le film de Tarkovski. Bon, Tarkovski comme référence, j'entends, c'est un peu osé mais bon, vu les gens qui écoutent ce titre, je me dis qu'on peut peut-être encore un peu repousser les limites.

Tu connais l'histoire de l'animal le plus intelligent?
Tu la connais?

Bruit Noir - les animaux sauvages
II / III (Ici d'ailleurs, 2019)

Ernest Hemingway, Pour qui sonne le glas (1940)
Plutarque, l'intelligence des animaux
Andrei Tarkovski, Stalker (1979)
Franklin J. Schaffner, La Planète des singes (1968)

- - -
Beaucoup de références dans ce morceau, dont deux films dont les images ont marqué semble-t-il plus d'un esprit. Dans "Stalker", les personnages se rendent dans "la Zone", lieu déserté d'un désastre passé. "La zone", c'est aussi le terme qu'emploient les témoins de Tchernobyl dans le livre dont je publie ici des extraits en ce moment La Supplication. Je pense notamment au témoignage d'un groupe de liquidateurs-chasseurs, encore hantés par leur mission d'abattre en masse animaux sauvages comme domestiques dans le périmètre de contamination (cf. chapitre "trois monologques sur "la poussière qui marche" et "la terre qui parle")

lundi 20 janvier 2020

Nous enterrons la forêt

Personnel civil ou militaire, les liquidateurs sont ceux qui interviennent en zone d'accident nucléaire pour tâcher de limiter la contamination. Il y en eût à Fukushima, comme bien sûr à Tchernobyl.
Témoigagne de l'un d'entre eux, Arkadi Filine, affecté à l'assainissement des forêts.

Nous enterrions la forêt. Nous sciions les arbres par tronçons d’un mètre et demi, les entourions de plastique et les balancions dans une énorme fosse. Je ne pouvais pas dormir, la nuit. Dès que je fermais les yeux, quelque chose de noir bougeait et tournait, comme si la matière était vivante. Des couches de terre vivantes... Avec des insectes, des scarabées, des araignées, des vers... Je ne savais rien sur eux, je ne savais même pas le nom de leurs espèces... Ce n’étaient que des insectes, des fourmis, mais ils étaient grands et petits, jaunes et noirs. Multicolores. Un poète a dit que les animaux constituaient un peuple à part. Je les tuais par dizaines, centaines, milliers, sans savoir même le nom de leurs espèces. Je détruisais leurs antres, leurs secrets. Et les enterrais...

[...]

Tous les jours, nous recevions les journaux. Je me contentais de lire les titres : “Tchernobyl, lieu d’exploit”, “Le réacteur est vaincu”, “La vie continue”. Notre zampolit, l'adjoint politique de notre unité, organisait des réunions et nous disait que nous devions vaincre. Mais vaincre qui ? L’atome ? La physique ? L’univers ? Chez nous, la victoire n’est pas un événement, mais un processus. La vie est une lutte. Il faut toujours surmonter quelque chose. C’est de là que vient notre amour pour les inondations, les incendies, les tempêtes. Nous avons besoin de lieux pour “manifester du courage et de l’héroïsme”. Un lieu pour y planter un drapeau. Le zampolit nous lisait des articles qui parlaient de “conscience élevée et de bonne organisation”, du drapeau rouge qui flottait au-dessus du quatrième réacteur quelques jours après la catastrophe. Il flamboyait. Au propre : un mois plus tard, il était rongé par la radiation. Alors on a hissé un nouveau drapeau. Et un mois plus tard, un troisième... J’ai essayé de me représenter mentalement ces soldats qui grimpaient sur le toit... Des condamnés à mort... Le culte païen soviétique, me direz-vous ? Un sacrifice humain ? Mais, à l'époque, si l'on m'avait donné ce drapeau, j'y serais allé moi-même. Je suis incapable de vous expliquer pourquoi. Je ne craignais pas la mort.

[...]

Je suis arrivé lorsque les oiseaux faisaient leurs nids et je suis reparti lorsque les pommes gisaient sur la neige... Nous n’avons pas pu tout enterrer. Nous enterrions la terre dans la terre... Avec les scarabées, les araignées, les larves... Avec ce peuple différent... Avec ce monde... Voilà la plus forte impression que j’ai gardée : ce petit peuple !

Svetlana Aleksievitch, La Supplication (1997)

jeudi 16 janvier 2020

La fin d'un monde

"C'est ainsi que je suis fait. A jamais dissemblable de ceux de ton espèce. Là où tu vois s'élever les cités accueillantes, je vois, moi, à travers le bitume que l'on couche à l'infini pour étendre encore et encore les villes arrogantes, la fin d'un monde fait de racines, de lichens, de vers et de bactéries ancestrales"

Epiphania T.2 , Ludovic Debeurme (2018)

mercredi 15 janvier 2020

Je ne crains plus mon destin

Miracle d'alchimie entre un homme démoralisé (Alain Bashung) et une poignée d'artistes à son service (citons Jean Fauque pour les paroles, et pour la musique les Valentins, Rodolphe Burger ou Ian Caple), Fantaisie Militaire reste 22 ans après sa sortie un album immense... que j'ai redécouvert récemment.
Pour connaître le contexte de son enregistrement, procurez-vous "Alain Bashung : Fantaisie Militaire" de Pierre Lemarchand. Et pour un exemple de texte, voici Angora


Il m'aura fallu faucher les blés
apprendre à manier la fourche
pour retrouver le vrai
faire table rase du passé

La discorde qu'on a semée
à la surface des regrets
n'a pas pris

Le souffle coupé
la gorge irritée
je m'époumonais
sans broncher

Angora
montre-moi
d'où vient la vie
où vont les vaisseaux maudits
Angora
sois la soie
sois encore à moi

Les pluies acides
décharnent les sapins
j'y peux rien j'y peux rien
coule la résine
s'agglutine le venin

J'crains plus la mandragore
j'crains plus mon destin
j'crains plus rien

Alain Bashung - Angora
Fantaisie Militaire (1998)

jeudi 9 janvier 2020

Le monde de Tchernobyl

Si l'écriture de la mini-série "Chernobyl" est une telle réussite, c'est qu'elle mêle Histoire et histoires, c'est-à-dire le récit de l'accident nucléaire (qui a confronté l'humanité à une situation inédite, prenons-en la mesure), et celui de la destinée d'une galerie de personnages, tous concernés d'une manière ou d'une autre.

Cette dernière dimension est reprise en grande partie du livre de la journaliste et autrice Svetlana Aleksievitch "La Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse". Pour l'écrire, elle a rencontré plus de cinq cent témoins.

"Un événement raconté par une seule personne est son destin. Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire." Et c'est bien ce qu'a prouvé Claude Lanzmann avec "Shoah".

Je m'apprête dans les jours qui viennent à vous en rapporter certains passages (sans spoiler). Le témoignage qui ouvre le livre est celui de Lyudmilla Ignatenko, femme d'un pompier appelé en pleine nuit pour une intervention.

Nous étions jeunes mariés. Dans la rue, nous nous tenions encore par la main, même si nous allions au magasin... Je lui disais : “Je t’aime.” Mais je ne savais pas encore à quel point je l’aimais... Je n’avais pas idée... Nous vivions au foyer de la caserne des sapeurs-pompiers où il travaillait. Au premier étage. Avec trois autres jeunes familles. Nous partagions une cuisine commune. Et les véhicules étaient garés en bas, au rez-de-chaussée. Les véhicules rouges des pompiers. C’était son travail. Je savais toujours où il était, ce qui lui arrivait. Au milieu de la nuit, j’ai entendu un bruit. J’ai regardé par la fenêtre. Il m’a aperçue : “Ferme les lucarnes et recouche-toi. Il y a un incendie à la centrale. Je serai vite de retour.”


Je n’ai pas vu l’explosion. Rien que la flamme. Tout semblait luire... Tout le ciel... Une flamme haute. De la suie. Une horrible chaleur. Et il ne revenait toujours pas. La suie provenait du bitume qui brûlait. Le toit de la centrale était recouvert de bitume. Plus tard, il se souviendrait qu’ils marchaient dessus comme sur de la poix. Ils étouffaient la flamme. Ils balançaient en bas, avec leurs pieds, le graphite brûlant... Ils étaient partis comme ils étaient, en chemise, sans leurs tenues en prélart. Personne ne les avait prévenus. On les avait appelés comme pour un incendie ordinaire...


Svetlana AleksievitchLa Supplication (1997)
Craig MazinChernobyl (2019)

vendredi 3 janvier 2020

Streaming broke the hunter-collector psychology

Début 2020, période forcément chargée en analyse sur la décennie révolue. Ici, dans le Guardian, on parle musique, et plus particulièrement avènement du Streaming.

The shift between the first decade of the 21st century and the 2010s can be partly conveyed by the contrast between “torrents” and “streaming”. Both terms evoke the new liquidity of cultural products freed from solid form and turned into pure information. Visiting torrent sites or filesharing platforms was a purposeful activity, though – like going to an MP3 retailer such as iTunes except without a financial transaction taking place. Legal and illegal downloading alike was still tethered to the notion of music ownership, even if the collection was now infinitesimally inconspicuous, crammed into a hard drive or that antique object, the iPod.

Streaming seems less active, a steady state that turns music into a utility, something on tap – like water. Where obsessive accumulation of solid-form music or immaterial files involved passion and even an element of pathology, streaming breaks with the hunter-collector psychology. It’s like radio, except there’s little or no public dimension.

'Streaming has killed the mainstream': the decade that broke popular culture,
par Simon Reynolds dans the Guardian

jeudi 2 janvier 2020

Voeux

Merci de continuer à rendre visite à ce blog ! Ma résolution : publier plus fréquemment qu'en 2019.
Je vous souhaite une excellente année 2020 à tous,
sans embrouilles ni trumpettes.
#jeudemotapproximatif