vendredi 15 avril 2011

Une pratique de résistance



Courant Mars, j'écrivais:

Depuis ce début d'année, le monde arabe nous montre que la Révolution est possible: Il est possible pour un peuple de renverser un régime autoritaire en place. Je m'empresse d'ajouter: "Encore aujourd'hui" (car tout de même, j'ai eu des cours d'Histoire à l'école).
Cela tend à donner raison à Etienne de la Boétie et à son "Discours de la Servitude Volontaire" (1581). Rappelons que son idée maîtresse est que si un peuple souffre de la domination d'un tyran, c'est d'abord parce qu'il y consent.
Je prendrai le temps prochainement de revenir sur ce raccourci et d'approfondir ce texte... Car enfin, il semble bien que les rebelles libyens, aussi déterminés soient-ils, se seraient fait ratatiner, sans aide extérieure.

Il me semble en effet qu'on fait dire à ce texte du XVIème siècle plus que ce qu'il ne contient en réalité. Quand on s'arrête aux premières phrases du "Discours", ou qu'on ne retient que ce qu'on nous en dit, on se fait une fausse idée du texte.

Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire.

On a évidemment envie de relever le fait qu'un tyran est rarement seul.

Si je lis Michel Onfray, qui se sert du texte pour étayer sa conception de la politique, qui passe par une (louable) "pratique de résistance" :

Que faire? Relire La Boétie et réactiver ses thèses majeures: le pouvoir n'existe, on l'a dit, qu'avec le consentement de ceux sur lesquels il s'exerce. Si ce consentement fait défaut? Le pouvoir n'a pas lieu, il perd prise. Car le colosse aux pieds d'argile tient ses pieds du seul assentiment du peuple exploité. Phrase sublime: Soyez résolus de ne plus servir, et vous voilà libres, écrit l'ami de Michel de Montaigne.


En Tunisie, au Maroc et en Egypte, il y a eu le soulèvement du peuple, sa cohésion et son organisation, son courage (puisque quand même globalement, il fallait être prêt à mourir)... Il y a aussi eu l'attitude déterminante (d'une partie) de l'armée ou de la police qui à un moment s'est montrée conciliante avec le peuple, ou a refusé le bain de sang.



A Mesure qu'Etienne de la Boétie suit le fil de ses idées, il finit enfin par évoquer le nombre des dominants.

J’en arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les hallebardes, les gardes et le guet garantissent les tyrans, se tromperait fort. Ils s’en servent, je crois, par forme et pour épouvantail, plus qu’ils ne s’y fient. Les archers barrent l’entrée des palais aux malhabiles qui n’ont aucun moyen de nuire, non aux audacieux bien armés. On voit aisément que, parmi les empereurs romains, moins nombreux sont ceux qui échappèrent au danger grâce au secours de leurs archers qu’il n’y en eut de tués par ces archers mêmes. Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de fantassins, ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais toujours (on aura peine à le croire d’abord, quoique ce soit l’exacte vérité) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui soumettent tout le pays. Il en a toujours été ainsi : cinq ou six ont eu l’oreille du tyran et s’en sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ils ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef qu’il en devient méchant envers la société, non seulement de sa propre méchanceté mais encore des leurs. Ces six en ont sous eux six cents, qu’ils corrompent autant qu’ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu’ils élèvent en dignité. Ils leur font donner le gouvernement des provinces ou le maniement des deniers afin de les tenir par leur avidité ou par leur cruauté, afin qu’ils les exercent à point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal qu’ils ne puissent se maintenir que sous leur ombre, qu’ils ne puissent s’exempter des lois et des peines que grâce à leur protection. Grande est la série de ceux qui les suivent. Et qui voudra en dévider le fil verra que, non pas six mille, mais cent mille et des millions tiennent au tyran par cette chaîne ininterrompue qui les soude et les attache à lui, comme Homère le fait dire à Jupiter qui se targue, en tirant une telle chaîne, d’amener à lui tous les dieux. De là venait l’accroissement du pouvoir du Sénat sous Jules César, l’établissement de nouvelles fonctions, l’institution de nouveaux offices, non certes pour réorganiser la justice, mais pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie. En somme, par les gains et les faveurs qu’on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu’ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie profite, que ceux auxquels la liberté plairait.

Je passe sur le fait que l'auteur commence par minimiser le pouvoir de coercition des forces armées. Il y a de toute façon là un biais introduit par l'époque lointaine à laquelle furent écrites ces lignes.

Quoiqu'il en soit, d'un rapport initial "1 oppresseur VS un peuple d'opprimés", on arrive finalement à un quasi équilibre 50/50: 1 tyran, 4 ou 5 "lieutenants" zélés et de la même engeance, puis une imposante pyramide hiérarchisée de personnes qui collaborent par confort / lâcheté / intérêt.

Et la phrase mise en exergue par Onfray ("Soyez résolus de ne plus servir, et vous voilà libres") s'adresse d'abord à cette première catégorie. Pas à celle qui, sans servir, n'en est pas moins écrasée et démunie par un régime en place. Pour elle, le renversement d'une domination est moins trivial.


S'agissant de dominations plus subtiles ou rampantes, ou de ce qu'Onfray appelle les micro-fascismes, chacun peut néanmoins se fixer une règle:

[Refuser] de se transformer en courroie de transmission de la négativité.

C'est le début de la "micro-résistance".


Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire (1581)
Michel Onfray, la Puissance d'exister (2006)

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