mercredi 30 mars 2011

un pouvoir de choix planétaire

Il sortit du café, courut jusque chez lui en pensant que deux heures plus tôt, il courait exactement en sens inverse, qu'il était alors un fuyard et que maintenant il maîtrisait la situation, qu'il avait manoeuvré comme un chef pour s'introduire sans risque dans le camp adverse. Personne dans l'appartement. Il courut vers le secrétaire, ouvrit le tiroir où se trouvait son passeport qu'il ramassa, ainsi que ses cartes de crédit : American Express, Visa, Diner's Club. Il trouva même de l'argent liquide. Agnès n'aurait pas dû négliger ces détails, c'est ainsi, pensa-t-il avec satisfaction, que capotent les plans les mieux organisés. Il voulut laisser un mot sarcastique, « je vous ai bien eus » ou quelque chose de ce genre, mais n'en trouva pas la formulation. Près du téléphone, il avisa l'interrogateur à distance du répondeur et le fourra dans sa poche, puis il quitta l'appartement. Avant même d'atteindre le carrefour, il trouva un taxi et demanda qu'on le conduise à l'aéroport de Roissy. Tout se passait bien, comme un hold-up minutieusement préparé. Il n'avait plus du tout sommeil.

La circulation était fluide, ils rejoignirent sans peine le boulevard périphérique, puis l'autoroute. Durant le trajet, il prit plaisir à écarter, au nom de la logique et de la vraisemblance, les obstacles qui pouvaient empêcher son départ. A supposer que, découvrant la disparition du passeport et des cartes de crédit, Agnès et Jérôme devinent son intention, ils n'auraient jamais le temps de l'arrêter avant sa montée dans l'avion. Quant à faire transmettre son signalement à la police des aéroports, c'était une mesure hors de leur portée. Il regrettait presque d'avoir pris sur eux une telle avance, se privant du spectacle de leurs silhouettes minuscules en train de courir sur la piste tandis que l'avion décollait, de la fureur qu'ils éprouveraient à le voir leur échapper si peu. Il se demanda combien de temps il lui faudrait attendre pour partir, obtenir une place sur un vol dont la destination lui était égale, pourvu qu'elle fût lointaine. Le fait d'arriver sans bagages, de demander un billet pour n'importe où lui procurait une sorte d'ivresse, une impression de liberté royale qu'il croyait dévolue aux héros de cinéma et qu'altérait à peine la crainte que, dans la vie, ça ne se passe pas aussi facilement. Mais il n'y avait aucune raison, après tout. Et cette ivresse augmenta encore quand le chauffeur demanda « Roissy 1 ou 2?» : il se sentit riche d'un pouvoir de choix planétaire, libre de décider à son gré, tout de suite, s'il aimait mieux s'envoler pour l'Asie ou pour l'Amérique. En fait, il ne savait pas très bien à quelles régions du monde, ou à quelles compagnies, correspondaient les divisions de l'aéroport, mais cette ignorance entrait dans l'ordre normal des choses, il n'en éprouvait aucune gêne et il dit au hasard « Roissy 2, je vous prie », se renfonça dans la banquette, sans inquiétude aucune.

Ensuite, tout alla très vite. Il consulta le tableau des départs : en s'accordant une marge d'une heure le temps d'établir le billet, il avait le choix entre Brasilia, Bombay, Sydney et Hong-Kong, et, comme par enchantement, il restait de la place pour Hong-Kong, aucun visa n'était nécessaire, l'hôtesse au guichet ne parut pas surprise, dit seulement que ça risquait d'être juste pour l'enregistrement des bagages. « Pas de bagages ! », déclara-t-il fièrement, en levant les bras, un peu déçu cependant qu'elle n'en ait pas l'air plus étonnée. [...] Moins d'une demi-heure après son arrivée à Roissy, il s'endormait dans le terminal de départ. Quelqu'un, un peu plus tard, lui toucha l'épaule et lui dit qu'il était temps, il tendit sa carte d'embarquement, piétina jusqu'à son fauteuil où, à peine assis, sa ceinture bouclée, il s'endormait à nouveau.

La Moustache, Emmanuel Carrère (1986)

Le pitch, vous le connaissez peut-être, un homme, pensant faire une surprise à sa femme et à son entourage, se rase un beau matin la moustache.
Riant intérieurement des réactions que son changement d'aspect provoquera, il change pourtant rapidement d'humeur. Car personne ne remarque rien.
Pire, lorsqu'il tentera de dissiper tout malentendu, on lui soutiendra qu'il n'a jamais eu de moustache.
De quoi évidemment se poser quantité de questions sur sa propre identité, voire son existence.

Et c'est ce qui est particulièrement bien rendu, dans le livre: les pensées galopantes du personnage principale, le poussant parfois à trouver vraisemblable l'impensable, à accorder sa confiance à autrui pour la reprendre dès que son cerveau aura forgé quelque autre pensée nouvelle.

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J'aime ce passage parce qu'il me rappelle ce que je peux ressentir à la traversée d'une gare.
Ca marche mieux, d'ailleurs, avec les trains qu'avec les avions, puisqu'il est plus facile de monter à bord sur un coup de tête, sans même savoir où l'on va:
Un pas sur le marche-pied, et on peut se retrouver quelques heures plus tard à Brest, Munich, ou Irun...

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