dimanche 19 juin 2011

j'ai l'audace de crayonner, moi, mon bonheur

56. Le Désir de souffrir. - Quand je songe au désir de faire quelque chose qui chatouille et stimule sans cesse des millions de jeunes Européens dont nul ne peut supporter ni l'ennui ni lui-même, je me rends compte qu'il doit y avoir en eux un désir de souffrir à tout prix afin de tirer de cette souffrance une raison probable d'agir, de faire de grandes chose. Il faut de la souffrance ! D'où les cris des homme politiques, d'où les innombrables « détresses » de toutes les classes possibles, calamités menteuses, fabriquées et enflées, et l'aveugle empressement qu'on apporte à y croire. Ce jeune monde exige que ce soit du dehors que lui arrive ou qu'apparaisse… non pas le bonheur, mais le malheur ; son imagination s'affaire déjà d'avance à lui donner les proportions d'un monstre afin de pouvoir lutter ensuite avec un monstre. Si ces assoiffés de souffrance sentaient en eux assez de force pour se « bienfaiteuriser » eux-mêmes, sans le concours du monde extérieur, pour se faire quelque chose à eux-mêmes, ils sauraient aussi du dedans se créer une misère hautement personnelle. Leurs inventions pourraient alors être plus subtiles, leurs sensations rendre le son de la bonne musique ; tandis qu'en attendant ils remplissent le monde de leur cri de détresse et, trop souvent, par ricochet, du sentiment de la détresse qui n'existeraient pas sans eux ! Ils ne savent rien faire d'eux-mêmes... c'est pourquoi ils crayonnent au mur le malheur des autres ! Et d'autres autres, à l'infini !... Je vous demande pardon, mes amis ; j'ai eu l'audace de crayonner, moi, mon bonheur.

Friedrich Nietzsche, Le gai savoir (1882)


voir aussi (312. Mon chien), pour la façon dont Nietzsche traite sa propre souffrance (ou "douleur", dans certains traduction):

J’ai donné un nom à ma souffrance: je l’appelle “chien”... Elle est tout aussi fidèle, aussi importune, impudente, et distrayante et avisée que tout autre chien... Je peux l’apostropher et passer sur elle mes humeurs ; comme d’autres sur leur chien, leur domestique et leur femme.

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