dimanche 19 juin 2011

la lumière de demain

Quand je lis ce précédent texte de Nietzsche vantant le bonheur et raillant ses propres souffrances, je ne peux m'empêcher de citer Alain, toujours avec cette idée que "la tristesse n'est jamais ni noble, ni belle, ni utile", n'en déplaise aux Romantiques.

Je dis "toujours" parce qu'il me semble avoir déjà cité cette phrase (marquante) sur ce blog. Les "propos sur le bonheur" d'Alain (aka Emile Chartier), c'est un peu la friandise philosophique par excellence: Ca se lit tout seul, pour un bénéfice immédiat (sur le plan des connaissances, comme sur le plan pratique de la vie et des pensées). Je l'ai lu au milieu de ma vingtaine, de sorte que j'avais déjà fait l'expérience de certains des thèmes (ou pièges) abordés... En fait, je serais limite d'avis d'en recommander la lecture à tout un chacun, genre à 18-20 ans.

Bon, évidemment, "Propos sur le bonheur", ça sonne un peu comme un article de magazine féminin, ou comme quantité de méthodes qui peuplent le rayon bien-être des librairies. Mais c'est plus que ça. Après tout, vous en jugerez: A la faveur d'un pdf trouvé sur internet, il est probable que je cite les passages multi-surlignés de ma version papier.

Voici donc en guise de premier extrait, le "propos" dont est tirée la citation ci-dessus. Ainsi vous aurez le cheminement complet de sa pensée.

Il y a une bonté qui assombrit la vie, une bonté qui est tristesse, que l'on appelle communément pitié, et qui est un des fléaux humains. Il faut voir comment une femme sensible parle à un homme amaigri et qui passe pour tuberculeux. Le regard mouillé, le son de la voix, les choses qu'on lui dit, tout condamne clairement ce pauvre homme. Mais il ne s'irrite point ; il supporte la pitié d'autrui comme il supporte sa maladie. Ce fut toujours ainsi. Chacun vient lui verser encore un peu de tristesse ; chacun vient lui chanter le même refrain : « Cela me crève le cœur, de vous voir dans un état pareil. »
Il y a des gens un peu plus raisonnables, et qui retiennent mieux leurs paroles. Ce sont alors des discours toniques : « Ayez bon courage ; le beau temps vous remettra sur pied. » Mais l'air ne va guère avec les paroles. C'est toujours une complainte à faire pleurer. Quand ce ne serait qu'une nuance, le malade la saisira bien ; un regard surpris lui en dira bien plus que toutes les paroles.
Comment donc faire ? Voici. il faudrait n'être pas triste ; il faudrait espérer ; on ne donne aux gens que l'espoir que l'on a. Il faudrait compter sur la nature, voir l'avenir en beau, et croire que la vie triomphera. C'est plus facile qu'on ne croit, parce que c'est naturel. Tout vivant croit que la vie triomphera, sans cela il mourrait tout de suite. Cette force de vie vous fera bientôt oublier le pauvre homme ; eh bien, c'est cette force de vie qu'il faudrait lui donner. Réellement, il faudrait n'avoir point trop pitié de lui. Non pas être dur et insensible. Mais faire voir une amitié joyeuse. Nul n'aime inspirer la pitié ; et si un malade voit qu'il n'éteint pas la joie d'un homme bon, le voilà soulevé et réconforté. La confiance est un élixir merveilleux.
Nous sommes empoisonnés de religion. Nous sommes habitués à voir des curés qui sont à guetter la faiblesse et la souffrance humaines, afin d'achever les mourants d'un coup de sermon qui fera réfléchir les autres. Je hais cette éloquence de croque-mort. Il faut prêcher sur la vie, non sur la mort ; répandre l'espoir, non la crainte ; et cultiver en commun la joie, vrai trésor humain. C'est le secret des grands sages, et ce sera la lumière de demain. Les passions sont tristes. La haine est triste. La joie tuera les passions et la haine. Mais commençons par nous dire que la tristesse n'est jamais ni noble, ni belle, ni utile.

Alain, Propos sur le Bonheur (1925)

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