mercredi 24 février 2010

Disparaître Ici

J'ai déjà évoqué dans ces colonnes différents romans ayant chacun une temporalité propre. Moins que zéro, roman de Bret Easton Ellis, se passe lui dans l'instant. La narration reflète la perception du personnage principal, souvent "under influence". Il est spectateur de sa propre vie, semblant réaliser les choses une à deux secondes après qu'elles se produisent.
Le style de Bret Easton Ellis est là, et tout au long de la lecture de ce roman, certaines phrases me renvoyaient aux intonations d'Erik Arnaud dans son interprétation d'un extrait d'American Psycho (lien)

Je suis dans la grande salle de chez Chasen avec mes parents et mes soeurs; il est tard, neuf heures et demie ou dix heures, c'est le soir de Noël. Au lieu de manger, je regarde fixement mon assiette dans laquelle je déplace ma fourchette d'avant en arrière, et je deviens complètement obsédé par le vide que la fourchette crée entre les petits pois. Mon père me surprend en me resservant du champagne. Mes soeurs sont bronzées, s'ennuient ferme, parlent d'amies anorexiques, d'un mannequin de Calvin Klein, elles paraissent plus âgées que dans mon souvenir, et plus encore quand elles lèvent leurs flûtes à champagne pour boire lentement; elles me racontent une ou deux plaisanteries que je ne comprends pas, puis disent à mon père ce qu'elles désirent pour Noël.
[...]
Papa termine son verre de champagne et s'en verse un autre. Ma mère réclame le pain. Mon père s'essuie la bouche avec sa serviette, se racle la gorge, et je me crispe car je sens qu'il va demander à chacun ce qu'il désire pour Noël, même si mes soeurs le lui ont déjà dit. Mon père ouvre la bouche. Je ferme les yeux. Il demande si nous voulons un dessert. Soupir de soulagement. Le garçon arrive. Je lui dis que non. Je ne regarde pas très souvent mes parents, je ne cesse de me passer la main dans les cheveux en regrettant de ne pas avoir de coke, n'importe quoi pour m'aider à surmonter cette épreuve, et puis je regarde le restaurant qui est seulement à moitié plein; les gens chuchotent mais leurs paroles portent d'une table à l'autre, et je réalise qu'en fin de compte j'ai dix-huit ans, des mains qui tremblent, des cheveux blonds, un début de bronzage et que je suis seulement à moitié défoncé, assis chez Chazen au coin de Doheny et de Beverly, et que j'attends que mon père me demande ce que je désire pour Noël.

Bret Easton Ellis, Moins que Zéro (1985)

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