Maintenant qu'on s'est bien détendus au travers des récents articles, je reviens à l'essai de Peter Sloterdijk que je suis en train de lire. J'insiste surtout dans ce blog sur son étude de la notion de visage (parce que c'est facile)
Vous êtes vous déjà demandé ce que serait un monde sans miroir (comprendre: sans possibilité de connaître son visage)?
Quel incidence sur le rapport au Moi cela pourrait-il bien avoir?
Avez-vous déjà songé que votre visage, qui vous appartient, quand même, bon sang de bois, ne fait pas parti de votre perception et donc de vos souvenirs de telle ou telle expérience, alors qu'il est omniprésent dans ceux de la personne qui vous accompagne?
Quel incidence sur le rapport au Moi cela pourrait-il bien avoir?
Avez-vous déjà songé que votre visage, qui vous appartient, quand même, bon sang de bois, ne fait pas parti de votre perception et donc de vos souvenirs de telle ou telle expérience, alors qu'il est omniprésent dans ceux de la personne qui vous accompagne?
Pour toute l'histoire de la visagéité humaine, on peut affirmer que les hommes n'ont pas leur visage pour eux-mêmes, mais pour les autres. Le mot grec pour désigner visage humain, prosopon, est celui qui exprime le plus clairement cet état de fait : il désigne ce que l'on apporte à la vision des autres; un visage ne se présente d'abord qu'au regard de l'autre; mais en tant que visage humain, il a simultanément la capacité de rencontrer ce qui est vu par sa propre vision en retour - et celui-ci, bien sûr, dans un premier temps, ne se voit pas soi-même, mais voit exclusivement, pour sa part, le visage de son vis-à-vis. L'imbrication réciproque de la vue et de la contrevue est donc totalement ancrée dans le visage, mais on n'y trouve rien qui indique une tournure autoréflexive. Si l'on fait abstraction des reflets précaires sur la surface de l'eau immobile, qui ont toujours été possibles, la rencontre des visages humains par eux-mêmes, à travers les images dans le miroir, constitue un ajout très tardif à la réalité interfaciale primaire. Ce serait cependant exiger l'inconcevable des hommes du XXème siècle, qui ont tapissé leurs appartements de miroirs, que de leur demander de prendre conscience de ce que signifie le fait que, jusqu"à une période récente, la quasi-totalité de l'espèce humaine était composée d'individus qui, de toute leur vie, n'ont jamais pu voir leur visage, sauf dans des situations d'exception, caractérisées par une extrème rareté. [...] Seule une culture saturée de miroirs a permis que s'impose l'apparence selon laquelle le regard dans son propre reflet réalise, chez tout individu, une situation originelle de rapport à soi-même. Et c'est seulement au sein d'une population que l'on définissait, dans toutes ses classes, comme une population de détenteurs de miroirs, que Freud et ses successeurs ont pu populariser leur pseudo-évidence sur ce que l'on a appelé le narcissisme et sur un auto-érotisme primaire de l'être humain, censé être transmis sous une forme optique. Le théorème tragiquement hybride de Lacan sur le stade du miroir comme formateur de la fonction du Moi ne peut pas, lui non plus, surmonter sa dépendance à l'égard de l'équipement cosmétique ou égo-technique du foyer au XIXè siècle - au grand dommage de ceux qui se sont laissés aveugler par ce mirage psychologique.
Peter Sloterdijk, Sphères (1998)
Narcisse, Le Caravage (1599)
Narcisse, Le Caravage (1599)
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