jeudi 23 décembre 2010

Je suis d'ailleurs

Il est toujours amusant de constater dans un laps de temps assez réduit des résonnances entre des choses différentes qu'on peut lire ou voir. Ainsi, Peter Sloterdijk consacre un des ces chapitres à Ulysse, et l'Odyssée est le thème du film que tourne Fritz Lang dans "Le Mépris" de Godard (il s'agit d'un film dans le film, pour ceux qui ne l'ont pas vu).

Peter Sloterdijk évoque le mythe de Narcisse (mort d'avoir passé trop de temps à contempler son image réfléchie dans l'eau, et de désespérer ne jamais pouvoir l'attraper)... et Lovecraft, dans l'un de ses contes, décrit la réaction d'un être découvrant pour la première fois son image.

Bon, la réaction n'est pas exactement la même : Le conte s'appelle "Je suis d'ailleurs". En une poignée de pages, on suit un personnage, ayant semble-t-il passé de longues années reclu, seul dans un château toujours sombre. Les souvenirs de ses premières années lui manquent. Il n'a pas souvenir d'avoir jamais entendu voix humaine, et n'a eu de contact avec le monde extérieur que par des livres.
Nous nous interrogions précédemment sur ce que pouvait être une existence sans miroir, et donc sans connaître son visage...


"Mon aspect physique, je n'y pensais jamais non plus, car il n'y avait pas de miroirs dans ce château, et je me considérais moi-même, automatiquement, semblable à ces êtres jeunes que je voyais dessinés et peints dans les livres. Et je me croyais jeune parce que j'avais peu de souvenirs".

Un jour, il parvient à s'échapper, et atteint péniblement une taverne... Aussitôt, des cris.

M'approchant de cette arche, je perçus plus nettement cette présence, et finalement tandis que je poussais mon premier et dernier cri - une ululation spectrale qui me crispa presque autant que la chose horrible qui me la fit pousser - j'aperçus, en pied, effrayant, vivant, l'inconcevable, l'indescriptible, l'innommable monstruosité qui, par sa simple apparition, avait pu transformer une compagnie heureuse en une troupe craintive et terrorisée.
Je ne peux même pas donner l'ombre d'une idée de ce à quoi ressemblait cette chose, car elle était une combinaison horrible de tout ce qui est douteux, inquiétant, importun, anormal et détestable sur cette terre. C'était le reflet vampirique de la pourriture, des temps disparus et de la désolation dont la terre pitoyable aurait dû pour toujours masquer l'apparence nue. Dieu sait que cette chose n'était pas de ce monde - ou n'était plus de ce monde - et pourtant au sein de mon effroi, je pus reconnaître dans une matière rongée, rognée, où transparaissaient des os, comme un grotesque et ricanant travesti de la forme humaine. Il y avait dans cet appareil pourrissant et décomposé, une sorte de qualité innommable qui me glaça encore plus.

H.P. Lovecraft, Je suis d'ailleurs (1921)

Ce que je n'ai pas pu restituer, ici, et qui est très bien rendu dans le conte, c'est qu'en réalité, le narrateur ne réalise pas que c'est sa propre image qu'il aperçoit.
Quoiqu'il en soit, j'aime l'art de Lovecraft de décrire des choses indescriptibles.


N'en cauchemardez pas quand même, je tâcherai d'être plus esprit de Noël demain
^_^

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