dimanche 5 mars 2017

Impossible d'aller plus loin


A partir de son expérience propre, Laure Murat, professeure de littérature française à l'Université de Los Angeles, s'interroge : Comment et pourquoi  est-elle tombée amoureuse de cette ville ? Sans doute précisément parce que "ce n'est pas une ville".

Outre des réflexions et considérations spécifiques à la cité des anges, elle aborde dans le passage que je reproduis ici la difficulté de créer de réels liens amicaux aux Etats-Unis.
Explications.

On me demande souvent si Paris me manque. J'y passe suffisamment de séjours dans l'année pour répondre sans mollir : non. L'amitié, ou disons une certaine qualité dans les relations amicales, ça, en revanche, oui. Qualité n'induit ici aucune supériorité mais renvoie plutôt à une nature différente des liens formés avec les autres. Aux États-Unis, l'approfondissement des rapports humains ressemble à un gros mot. Passé les deux ou trois premières rencontres où l'on se livre à l'inévitable résumé autobiographique, la machine se grippe, le plafond est atteint, impossible d'aller plus loin. Comme s'il convenait de ne jamais aller gratter la surface du récit, ni poser des questions qui pourraient avoir des effets dans le rapprochement des parties. « Les Américains ouvrent leurs bras mais ne les referment pas. » Ce n'est qu'un dicton, certes.

La seule explication que j'aie trouvée à ce comportement - qui frappe n'importe quel Européen installé outre-Atlantique - a trait à la taille inimaginable des États-Unis et à l'extraordinaire mobilité de ces citoyens. On ne peut pas, on ne doit pas s'attacher aux autres dans un pays qui a inventé le road trip, le road movie, le mobile home et tous les mobile devices de la terre (du téléphone à l'ordinateur), où l'on passe son temps à bouger, déménager, partir, se réinventer, changer d'emploi, de sexe ou de destin. Principe de précaution. Dans ce schéma, le seul point fixe, l'alpha et l'oméga, la pierre angulaire, c'est la famille. C'est le foyer incandescent de toutes les passions, l'abcès de fixation. Il suffit d'allumer la télé. Du matin au soir, on a droit à la saga toujours recommencée de papa-maman-les frères-et-soeurs.

Noués à la première rencontre mais difficiles à resserrer, les liens personnels d'amitié ne se trouvent pas favorisés par l'échelle de Los Angeles. Il faut s'y prendre des semaines à l'avance pour fixer la date d'un dîner avec trois personnes débordées de travail, qui n'auront pas les mêmes horaires ni les mêmes contraintes, et habiteront parfois à une heure de voiture les unes des autres - sans compter les bouchons. Ou comment les distances dans la ville redoublent la distance entre les gens.

Après des années, et beaucoup de résistances, je me suis faite à ce mode de vie. Je n'ai rien abdiqué de mon goût de l'amitié, mais j'ai renoncé à importer à LA. un modèle culturel inadapté outre-Atlantique. Bien m'en a pris. Car cela m'a ouvert une autre façon d'être au monde - et aux autres.

Laure Murat, Ceci n'est pas une ville (2016)

2 commentaires:

  1. Merci pour cet extrait... "Bien m'en a pris"? Le pense-t-elle vraiment où est-ce seulement une façon de se rassurer?

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    1. Peut-être juste une manière de ne plus être déçue...

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