Le temps donc, de continuer d'explorer cet arrondissement loin de tout, d'aller voir la Statue de la Liberté, et surtout de déjeuner au Café du Commerce (le vrai, celui de l'expression).
Quel meilleur endroit pour finir mon livre de Raymond Queneau que ce restaurant, non, franchement, on est pile dans le Paris de Queneau (non loin, d'ailleurs, de la Source).
Extrait gastronomique (pour un restaurant d'un autre "standigne", tout de même) :
Cidrolin s'attendait à ce qu'on lui proposât une table dans un courant d'air ou près d'une desserte. Il n'en fut rien. C'était une belle et bonne table bien large déjà toute chargée de vaisselle et de couverts. Cidrolin en fut impressionné. En tendant la carte d'une superficie d'environ seize cents centimètre carrés, le maître d'hôtel lui demanda s'il désirait prendre un apéritif. Cidrolin opta pour l'essence de fenouil. [...]
Puis il regarda d'un air autoritaire le nom des différents plats. [...] Lorsque Cidrolin eut décidé de commencer par du caviar frais gros grain, la conversation devint des plus amicales. Elle devint franchement cordiale lorsqu'il envisagea d'affronter ensuite un coulibiac de saumon que suivrait un faisan rôti qu'accompagneraient des truffes du Périgord. A la réflexion, Cidrolin, qui était friand de vol-au-vent financière, estima qu'il pourrait en insérer un entre le coulibiac et le faisan. Après le fromage, il prendrait un soufflé aux douze liqueurs.
Le sommelier apportait l'essence de fenouil [...] ; il repartit avec la mission de ramener un carafon de vodka russe, une bouteille de chablis 1925 et une bouteille de château d'arcins 1955.
- [...] Voilà votre caviar gros grain extra-standigne arrivé cet après-midi même par avion supersonique; avec une vodka bien glacée, vous allez vous régaler.
Cidrolin effectivement se régala.
Comme le restaurant était à peu près désert, le maître d'hôtel de temps à autre revenait voir si tout allait bien. Le coulibiac fut apprécié et le vol-au-vent financière dévoré. En attendant la suite, Cidrolin fit un peu la conversation.[...]
L'arrivée d'un couple de clients imprévus débarrassa Cidrolin de la présence du farceur. Il put achever en paix son gibier et ses ascomycètes, se taper dans le calme quelques tranches de fromages variés, déguster dans la sécurité le soufflé aux douzes liqueurs et s'envoyer en toute quiétude derrière la cravate un verre de chartreuse verte. Il demanda l'addition qu'il paya. Il laissa quelques francs supplémentaires pour ne pas décevoir le maître d'hôtel qui le salua bien bas. Et lorsqu'il fut dans la rue, alors il s'émerveilla.
- Ce n'est pas croyable, dit-il à mi-voix, tout était au poil.
- Pardon? demanda le passant.
Comme il faisait nuit noire, Cidrolin ne put le reconnaître.
- Rien, répondit-il. Je me parlais à moi-même. Une habitude que...
- Je sais, je sais, dit le passant un peu agacé. Je vous ai déjà conseillé d'essayer de la perdre, cette habitude.
- Ce n'est pas tous les jours fête.
- C'est fête pour vous, aujourd'hui? En quel honneur?
- J'ai bien dîné.
- Et alors?
- Cela ne m'était pas arrivé depuis bien longtemps. Ou bien c'était franchement mauvais, ou bien il y avait toujours quelque chose de raté. Là, c'était parfait. Au fur et à mesure que le repas avançait, j'étais pris d'angoisse. Je me disais: Ce n'est pas possible, ça ne peut pas durer comme ça, il y a quelque chose qui va louper. Mais non. Le faisan, succulent. Les fromages, de première bourre. Les truffes, entières et bien brossées. Alors j'ai pensé : Ca va être le soufflé - un soufflé aux douze liqueurs, monsieur, - ça va être le soufflé qui va être manqué. Pas du tout: gonflé comme une montgolfière, onctueux, savoureux. Rien à redire. Même la chartreuse était authentique.
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