mercredi 21 avril 2010

Le sentiment de ton existence se met à te faire défaut

En février dernier, Arnaud Fleurent-Didier se voyait confié, par Trois Couleurs, la programmation de cinq soirées cinéma au MK2 Quai-de-Seine. Chacune d'elle était précédée d'un mini-concert (avec un ou plusieurs invités).
Si j'ai choisi celle du 15 février, c'est parce que je comptais bien y voir Katerine (finalement retenu).
En réalité, le bénéfice de cette soirée aura vraiment été le film projeté ce soir-là, plus que les deux trois morceaux d'AFD, dont "France Culture" chantée en espagnol par un pote à lui, c'est malin.

Le film, c'était "Un homme qui dort" de Perec. A mesure qu'il avançait, je me suis rendu compte qu'ilm était tiré de ce livre entamé quelques années plus tôt, que je n'avais jamais terminé, rebuté par un style trop monocorde.

Or c'est là un texte marquant, dans lequel le personnage central passe lentement et de manière imperceptible d'un état pyschologique à un autre, en se détachant de plus en plus du monde extérieur qui l'entoure, jusqu'à atteindre une indifférence absolue.
D'abord synonyme de plénitude, elle s'avèrera vite destructrice.


Le film met en image le texte de Perec, lu par Ludmila Mikaël. La progression du personnage est donc soulignée par les variations d'intonations de la narratrice, tandis que la lecture du livre nécessite une attention particulière, ou peut-être simplement la clef que je viens de donner.

Extrait n°1:

Quelque chose se cassait, quelque chose s'est cassé. Tu ne te sens plus - comment dire? - soutenu: quelque chose qui, te semblait-il, te semble-t-il, t'a jusqu'alors réconforté, t'a tenu chaud au coeur, le sentiment de ton existence, de ton importance presque, l'impression d'adhérer, de baigner dans le monde, se met à te faire défaut.
Tu n'es pourtant pas de ceux qui passent leurs heures de veille à se demander s'ils existent, et pouquoi, d'où ils viennent, ce qu'ils sont, où ils vont. Tu ne t'es jamais sérieusement interrogé sur la priorité de l'oeuf ou de la poule. Les inquiétudes métaphysiques n'ont pas notablement buriné les traits de ton noble visage. Mais, rien ne reste de cette trajectoire en flèche, de ce mouvement en avant où tu as été, de tout temps, invité à reconnaître ta vie, c'est-à-dire son sens, sa vérité, sa tension : un passé riche d'expériences fécondes, de leçons bien retenues, de radieux souvenirs d'enfance, d'éclatants bonheurs champêtres, de vivifiants vents du large, un présent dense, compact, ramassé comme un ressort, un avenir généreux, verdoyant, aéré. Ton passé, ton présent, ton avenir se confondent: ce sont la seule lourdeur de tes membres, ta migraine insidieuse, ta lassitude, la chaleur, l'amertume et la tiédeur du Nescafé.

George Perec, Un homme qui dort (1967)

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