jeudi 19 décembre 2024

2024, un palmarès

Bilan sons et lumières de 2024.

Pour la première fois, je n'ai pas réussi à distinguer UN album préféré. Je livre au final une sélection assez homogène de 10 albums (dont 4 sont chantés en français, incroyable). J'y ajoute par une pirouette deux doubles albums - que j'aime beaucoup, mais que je suis encore loin de maîtriser titre par titre.

Playlist à suivre dans les prochains jours !




Les Albums (non classés)
Coeur Joie - Réminiscences
Corridor - Mimi
This is Lorelei - Box for Buddy, Box for Star
Ha the Unclear - A Kingdom in a cul-de-sac
Bibi Club - Feu de garde
Cosmo Sheldrake - Eye to the ear
MJ Lenderman - Manning Fireworks
Touché Amoré - Spiral In A Straight Line
Gwendoline - C'est à moi ça
Office dog - Spiel / Doggerland EP


Les doubles-albums
Cindy Lee - Diamond Jubilee
Mount Eerie - Night Palace


Mais aussi
Clark - In Camera
DIIV - Frog in boiling water
Ducks Ltd. - Harm's Way
Fontaines DC - Romance
Fred Thomas - Window in the Rhythm
Godspeed You! Black Emperor - No Title as of 13 February 2024 28,340 Dead
Grandaddy - Blu Wav
Hannah Frances - Keeper of the Sheperd
Helado Negro - Phasor
Horse Jumper of Love - Disaster Trick 
Idaho - Lapse
Islands - What occurs
La Dispute - Here, Hear IV
Les Savy Fav - OUI, LSF
Lightheaded - Combustible Gems
Montañita - Dummy Light in the Chaos
Nilüfer Yanya - My Method Actor
Oneida - Expensive Air
Penny Arcade - Backwater Collage
Porridge Radio - Clouds in the Sky, they will alwaus be there for me
Vampire Weekend - Only God was above us


Les morceaux
(en plus de tous ceux figurant dans les albums ci-dessus) :
Another Dance - I try to be another dancer ; Arab Strap - Bliss ; Arab Strap - Summer Season  ; Astéréotypie - ; Bill Ryder-Jones - Christinha ; Cabane - Dead song, Pt.1 ; Clavicule - All these boys ; Crumb - Amama ; David Scrima - Comment ça va vite ; Georgie Greep - Holy, holy ; Hoorses - Movie's Architecture ; Jamie xx - Breather ; Jamie xx - Falling togetherLamplight - PlayFuture Islands - King of Sweden ; Molly Nilsson - ExcaliburOmar Rodriquez-Lо́pez - Is it the cloudsNorvik - DirtPedro the lion - Don't cry nowReal Estate - Somebody NewSinaïve - ConvenanceSUSS - MigrationUmbrellas (the) - When you find outUrika's bedroom - XTC ;  Yetsubi - Who swallowed the chimes at the random place


Des concerts
27/04 Ha The Unclear @ Hasard ludique
11/07 Don idiot @ Supersonic
25/08 LCD Soundsystem @ Rock en seine
06/10 Godspeed you! black emperor @ Trianon


Des séries
Le problème à trois corps / Il miraculo (2019)


Des films
Pendant ce temps sur terre (Jérémy Clapin)


Jeux-vidéo
Chained Echoes

mardi 3 décembre 2024

Une insatisfaction organisée


Pour la première fois de son histoire, l'enjeu pour l'humanité va être de se survivre à elle-même. Non plus à des prédateurs, à la faim ou aux maladies, mais à elle-même. Elle n'y est pas préparée. Devant ce défi suprême, elle ne répond que par des incohérences. La preuve : pourquoi, alors que nous sommes dotés d'outils extrêmement précis qui nous informent clairement de la tournure que vont prendre les événements dans quelques décennies, restons-nous impassibles ? Pourquoi, face à la catastrophe, continuons-nous à agir comme par le passé ? Qu'est-ce qui, en nous, est si dysfonctionnel ? 


C'est là le propos du livre "Le bug humain", dans lequel l'auteur cherche à comprendre et expliquer "pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l'en empêcher". Commençons par déterminer ce que cherche notre cerveau : 
 
[il] est programmé pour poursuivre quelques objectifs essentiels, basiques, liés à sa survie à brève échéance : manger, se reproduire, acquérir du pouvoir, le faire avec un minimum d'efforts et glaner un maximum d'informations sur son environnement. Ces cinq grands objectifs ont été le leitmotiv de tous les cerveaux qui ont précédé le nôtre sur le chemin accidenté de l'évolution des espèces vivantes. Et ce, depuis les premiers animaux qui ont vu le jour dans les océans à l'ère précambrienne, il y a un demi-milliard d'années, jusqu'au dirigeant d'entreprise qui règne sur des milliers d'employés et gère le cours de ses actions depuis son smartphone.

L'atteinte de ces objectifs active "le circuit de la récompense" (lié à la sécrétion de dopamine). Là où le bas blesse, et ce que montrent des expériences sur des rats, c'est qu'à gain égal, la récompense diminue. Nous sommes donc "programmés pour vouloir toujours plus". Cet aspect neurologique entre tragiquement en résonance avec l'une des puissants moteurs du capitalisme :

A partir des années 1920, le discours publicitaire insista justement sur la comparaison sociale. Pour amener chaque foyer américain à se procurer une automobile puissante et luxueuse alors que la sienne était amplement suffisante et que de toute façon les limitations de vitesse rendaient totalement abscons un moteur de 180 chevaux, les slogans firent vibrer la corde de l'envie et du statut : "Savez-vous que votre voisin possède déjà la Buick 8.64 sport roadster ?"

Cette stratégie s'est avérée diablement efficace. Sans le savoir, les cabinets de publicitaires avaient libéré la force profonde de nos cerveaux, une énergie primate ancienne, capable de faire tourner toute une économie. Le principe d'action de cette nouvelle incitation à consommer était presque miraculeux car il supposait une escalade permanente. Lorsque tout le monde possède un certain type de produit sophistiqué, le seul moyen de gagner un petit cran de statut supplémentaire est de s'en procurer d'encore meilleurs. Charles Kettering, alors vice-président de General Motors, déclarait ainsi dans les années 1920: «La clé de la prospérité économique, c'est la création d'une insatisfaction organisée.» Le même principe était énoncé quelques années plus tard par l'économiste John Galbraith, pour qui l'économie avait pour principale mission de « créer les besoins qu'elle cherche à satisfaire». En 1929, Herbert Hoover, alors président des États-Unis, commanda un rapport sur les changements dans l'économie. [...] extrait [...] : 

L'enquête démontre de façon sûre ce qu'on avait longtemps tenu pour vrai en théorie, à savoir que les désirs sont insatiables ; qu'un désir satisfait ouvre la voie à un autre. Pour conclure, nous dirons qu'au plan économique un champ sans limites s'offre à nous ; de nouveaux besoins ouvriront sans cesse la voie à d'autres plus nouveaux encore, dès que les premiers seront satisfaits. [...] La publicité et autres moyens promotionnels [...] ont attelé la production à une puissance motrice quantifiable. [...] Il semble que nous pouvons continuer à augmenter l'activité. [...] Notre situation est heureuse, notre élan extraordinaire. 
 
Sébastien Bohler, Le Bug humain (2019)

Je me permets de détourner le sens premier du titre de l'essai, et choisis comme illustration à cet article une image marquante d'une série marquante (dont je tais le nom pour ne pas vous spoiler) qui donne tout à coup une autre lecture du titre !

vendredi 29 novembre 2024

Un mauvais vivant

Il y a les bons et les mauvais
Je suis un mauvais vivant
En guerre, jamais en paix
Toujours prêt à contrer les bons vivants
Mauvais vivant
Cela dit bon perdant
Respirant lentement
Traînant, râlant, rechignant
Mais bien présent
Avançant à faible allure
Allant là où il vente
Toujours plus immature
Luttant contre la pente
J′avoue je vis en reculant
J'avoue je suis un peu lent
J′avoue je vis en reculant
Je suis un mauvais vivant
J'ai tout le temps de prendre
Du bon temps par mauvais temps
En attendant, je prends
La pose du mauvais vivant
Par les temps qui courent
Je marche lent, je suis un opposant
Je suis contre si vous êtes pour
Râlant, traînant, rechignant
Toujours à contretemps

Bertrand Betsch - Un mauvais vivant
La Soupe à la grimace (1997)

jeudi 21 novembre 2024

I am a prisoner here forever

D'un film à l'autre, changeons de pays, donc de culture et d'ambiance, direction la Finlande avec "les feuilles mortes". Premier Kaurismaki que je visionne, et ce film est une grande réussite, tant pour son histoire, ses personnages et la réalisation en tant que telle !

Beaucoup de plans statiques, donnant à voir une composition de personnages pensée ! Quelle coïncidence d'ailleurs de retrouver une affiche de Rocco et ses frères dans l'un d'eux !


Ansa (Alma Pöysti) dans son appartement :
 



Point d'orgue de ce film, qui rappelle autant Jarmush (pour son amour du rock et de la musique live) que Béla Tarr (dans la succession des plans), le morceau joué par le groupe finlandais Maustetytöt.


Cette scène peut s'apprécier ici. Dans chaque regard, transparaît une histoire, une existence...


[...]

because anyway I just mainly lie down
I don't leave my house, without a reason at least
forget me, I want to be alone
I was born to sorrow and clothed with disappointments

I am a prisoner here forever
fences surround the graveyard too
when finally my last worldly task would end
you still dig me deeper into the ground
I like you but can't stand myself
I don't need others, don't know about you
I admit, if I leave
I only do it for the sake of myself

Aki Kaurismaki, les feuilles mortes (2023)

Maustetytöt - Syntynyt suruun ja puettu pettymyksin
Eivät enkelitkään ilman siipiä lennä (2020)

vendredi 8 novembre 2024

On ne doit pas toujours pardonner

Le film "Rocco et ses frères" est éclairant, d'abord sur le contexte d'époque et cette immigration intérieure d'après-guerre, qui voient des familles du Sud pauvre de l'Italie rejoindre le Nord industriel et urbain... Ensuite pour faire comprendre à votre oncle réac' la définition de féminicide. Ce n'est pas en tant que simple "conjoint" qu'une femme est tuée, mais parce que l'homme considère qu'elle lui appartient, et que son existence ne saurait se poursuivre sans lui.

Dialogue de fin empreint de mélancolie, entre deux jeunes frères de Rocco, Ciro et Luca.

— Quand nous sommes venus à Milan, j'étais à peine plus âgé que toi, et c'est Simone qui m'a expliqué ce que Vincenzo n'a jamais compris. Il m'a expliqué que chez nous, là-bas, au pays, les hommes vivent comme des bêtes, à qui on apprend seulement deux choses, travailler et obéir. Alors que les hommes doivent vivre libres, sans être esclaves de qui que ce soit, et sans jamais oublier leur devoir. Seulement Simone a oublié tout cela, tu sais comme moi où ça l'a mené. Il a gâché sa vie, et il a amené la honte sur notre famille. Il a fait du mal à Rocco. Simone avait des racines robustes et saines. Seulement les mauvaises herbes les ont très vite étouffées. La trop grande bonté de Rocco est aussi dangereuse que la méchanceté de Simone. Rocco est un sain. Et que peut faire dans ce monde quelqu'un comme lui qui refuse de se défendre. Rocco est toujours prêt à pardonner à tous. On ne doit pas toujours pardonner.

— Si Rocco retourne au pays, moi j'irai avec lui.

 [...] Que crois tu trouver là-bas de différent ? Même chez nous la vie changera pour tous, parce que même chez nous les hommes sont en train d’apprendre que le monde doit changer. Il y en a qui disent que ce monde nouveau ne sera pas meilleur. Moi, je suis sûre du contraire et je sais que ta vie sera plus juste et plus honnête.

Luschino Visconti, Rocco et ses frères (1960)

lundi 4 novembre 2024

An american horror story

Le 1er octobre 2020, je titrais un article "The Election That Could Break America". Trump était alors président, et il était prévisible qu'il conteste les résultats en cas de défaite. Je rappelais par ailleurs "que même vainqueur [en 2016], il [avait] contesté l'avantage d’Hillary Clinton au vote populaire". Plus loin, sans doute nourri de lecture d'analystes politiques, j'écrivais : "Partant de là, tout est possible. Manifestations, violences, émeutes...". Ce qui s'est produit.

Cette fois, il n’est pas président sortant. Mais toujours candidat. Et le scénario catastrophe s'oriente vers des dizaines de contestations locales, doublées de recours juridiques en pagaille, qui pourraient chacun compromettre la désignation d'un vainqueur. 

The first rule is: attack, attack, attack.
Rule two: admit nothing, deny everything.
Rule three: no matter what happens, you claim victory and never admit defeat

Mais que sont ces règles ? Celles apprises à Donald Trump par son mentor (et conseiller juridique de Donald Trump de 1974 à 1986) Roy Cohn, telles que rapportées dans le film "The Apprentice".


Film habile qui nous à aide à comprendre la genèse de l'actuel candidat. Préparons nous à des semaines difficiles et riches en imprévu... et espérons une issue heureuse et pacifique. Loin de cette dystopie, sortie un peu plus tôt au cinéma


Civil War, Alex Garland (2024)
the Apprentice, Ali Abbasi (2024)
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Et pour qui s'intéresse à la genèse de Vladimir Poutine, lire (ou voir au théâtre), Le Mage du Kremlin (Giuliano da Empoli)

dimanche 20 octobre 2024

Lois de la robotique


"Contes et légendes" de Joël Pommerat n'est pas une pièce "sur" les robots, mais "avec" des robots. L'auteur exploite ce contexte futuriste plausible pour interroger l'humanité de ses personnages.

Comme toute histoire un minimum bien écrite faisant intervenir ces créations humanoïdes, elle cependant touche du doigt des sujets assez vertigineux, dès lors qu'on prend le temps de la réflexion.

Qui a étudié Frankenstein de Mary Shelley (1818), se rappellera les idées préalables ayant nourri l'imagination de l'autrice : le golem du folklore juif, le galvanisme... Plus tard, Karel Čapek, un auteur tchèque emploiera le terme "robot" (inventé par son frère) pour la première fois dans la pièce de théâtre "R. U. R. (Rossum's Universal Robots)" (1920).

Elle raconte l'histoire de robots qui se révoltent contre les hommes et les exterminent tous. À la fin de la pièce, après avoir perdu le secret de leur fabrication, deux d'entre eux découvrent l'amour, et le dernier être humain leur remet la responsabilité du monde.

Si les interrogations existentialistes apparaissent dès le premier écrit avec des robots, c'est qu'elles découlent du concept même. On découvre, enfant, les robots sous le prisme technologique, mais leur essence est d'être des créatures fabriquées "de toute pièce".

Puisque le robot peut être un danger (et on pourra se reporter aux discussions actuelles sur l'IA), Isaac Asimov gravera dans le marbre, en 1942, ses trois fameuses lois de la robotique, qui seront reprise par tout auteur ou toute oeuvre postérieur(e).
  • Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger ;
  • Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en contradiction avec la première loi ;
  • Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n'entre pas en contradiction avec la première ou la deuxième loi.
Plus proche de nous, on pourra se souvenir de la série "Real Humans" (discutée dans ces colonnes, et référence de Joël Pommerat) et surtout regarder l'excellent animé Pluto (feat. un certain Astro). Y sont soulevés dans une histoire haletante les thèmes du libre-arbitre, des sentiments (amour, tristesse, peur de la mort, haine), de la violence envers la race humaine, les possibilités d'effacement/altération de la mémoire...



Joël Pommerat, Contes et Légendes (2020)
 Toshio KawaguchPluto (2023)
Lars Lundström, Real Humans (2013-2014)

jeudi 17 octobre 2024

Demain est annulé

[rero, 2023]

De l'exposition "Demain est annulé..." (titre percutant - quoique barré - sur fond de warming stripes), je retiens les idées que :
- l'Humain doit se réaliser autrement que par l'accumulation de biens (changer de paradigme nécessite bien sûr un effort commun considérable)
- il ne faut pas nécessairement arrêter le progrès mais le ré-orienter

Sur ces sujets, lire les deux textes suivants :

La sobriété, c'est rééquilibrer complètement les différentes dimensions de l'existence alors qu’aujourd’hui on privilégie la consommation dans tous les domaines, matière, énergie espace et destruction de la nature. La sobriété en l’espèce consiste à reconstruire une aménité avec la nature : si elle amène à faire moins, voire beaucoup moins, elle n’est ni une ascèse ni un rétrécissement. Ce qu’on peut perdre en accumulation de biens matériels, on peut le récupérer par une vie plus intense, sans doute plus agréable et dans un lien rétabli avec le milieu naturel.
C'est là qu’on peut parler de spiritualité. Dans toute société on a favorisé un mode de réalisation de soi, un mode de développement de son humanité. On réalise aujourd’hui cette humanité en accumulant des biens pour acquérir un statut, au risque de détruire nos conditions de vie. Nous n’échapperons donc
pas à la redéfinition d’un nouveau mode d’accomplissement de soi, dans une reconnexion avec la nature. Celle-ci doit être riche de sens et surtout plurielle car nous vivons et devons vivre dans une société démocratique où les choix sont libres : il y aura des modes différents de spiritualité.

Dominique Bourg

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*     *

[...] Nous pouvons repenser les objectifs que visent [l]es innovations, faire en sorte qu’elles servent un progrès à la fois social, politique et écologique. C'est par exemple l'orientation low-tech, en opposition à la high-tech, qui vise la recherche de techniques plus respectueuses de l’environnement et des avancées au bénéfice du plus grand nombre. 
La question se pose alors des chemins que nous emprunterons tous ensemble : Quelles sont nos priorités en matière d’innovation ? Que faire des technologies déjà à notre disposition ? Que voulons-nous garder et à quoi souhaitons-nous renoncer ?

samedi 28 septembre 2024

Je les attends ces blessures

J'ignore si les dernières pages du roman de Cédric Sapin-Defour ont été écrites d'un jet, ou au contraire longuement travaillées, elles deviennent en tout cas formidables. Dès lors que ce qu'on savait devoir arriver, arrive.
 RIP Ubac (et RIP Kika)

Et la suite mon Ubac ? Je n'en sais rien mais je la pressens rude, extrême, pourquoi notre douleur se distinguerait-elle de l'universelle ? Il y aura le manque. Féroce, organique, comme des coups d'estoc dans le ventre. Dès ce soir, dans cette maison trop grande, aux plafonds trop hauts, dont on a enlevé le suc et qui va résonner de vide. Je me doutais que ce serait violent, ça le sera plus encore. Il va falloir tenir, ces épieux viennent, assaillent et dardent sans retenue, font mine de partir vers un autre foyer mais se tapissent et ressurgissent, rogues et têtus, comme si nous devions payer d'avoir trop joui. J'aurai le droit de me tordre, de m'assécher, il faudra laisser le corps hurler sinon on paie de résister. Ne pas prendre les cachets, ne pas tricher, pour ces douleurs il n'y a pas de médecine, il ne doit pas y en avoir, c'est à soi de guérir. La nuit, dès cette nuit, endormi d'avoir trop pleuré, il y aura ces réveils où l'espace d'au mieux trois douces secondes, on a oublié, le corps calme. Et replonger (*). Je les attends ces blessures, je les guette, je me cramponne, qu'elles viennent me plumer ces diablesses, me sucer jusqu'aux veines, je ne les esquiverai pas, l'amour est une idée qui vaut que l'on éprouve. 

[...]

Puis un jour, sans s'annoncer, viendront les petites lumières. Au printemps sans doute. Avant, c'est impensable. Parce qu'il y a l'hiver, ses jours brefs, lugubres dont on peine à sortir. Parce qu'on ne peut jamais, pour le retour des aurores claires, faire l'économie du temps. Mais un doux jour de mai, du côté des adrets et de leurs prodigalités, par je ne sais quelle manoeuvre et encore moins par volonté, je vais parvenir à penser à toi avec quelque chose de l'apaisement. Sans doute l'effusion visible, les brises montantes, les fleurs en fleur, les abeilles en reconquête, le corps réchauffé, ces bourgades de vie. L'espace d'une variation, ton absence se sera mue en une sorte de substance plaquée au corps, mélancolique et consolante, carapace toute de ouate qui enveloppe, accompagne et protège. « Tu ne seras plus où tu étais mais partout là où je suis », écrivait Hugo ; le pauvre, ses mots précieux ont été kidnappés par les faire-part en lot de dix mais c'est bien l'idée : l'illusion jusqu'au réel de ne plus être séparé de toi. Tu seras oui, autour de nous, à enrober nos jours ; en se forçant à peine, l'on pourra te toucher. Il sera devenu possible de te parler sans crier, je recommencerai à croire au secours des fantômes, toi qui jamais ne l'as fait, tu me répondras, de tous les absents tu seras le plus vivace. Je me croyais voué à la tristesse, je m'en extrairai confusément, hébété d'à nouveau respirer et découvrant l'impermanence de toute chose dont la torpeur.

Cédric Sapin-Defour, Son odeur après la pluie (2023)
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(*) Ce moment au réveil où après un instant fugace, la réalité nous rattrape et le coeur se serre : pire sensation ever.

Ne parlons plus de moi

Visconti suite (et peut-être fin? Je cale sur  "La Terre Tremble"...) Content d'avoir pu visionner "Rocco et ses frères", à la hauteur de sa réputation (là où "Le guépard" m'avait maintenu à distance)

Dans cette scène, Rocco (Alain Delon) retrouve fortuitement Nadia (Annie Girardot), aux abords d'une gare, tandis que tous deux s'apprêtent à revenir à Milan, après 14 mois d'absence (le premier pour cause de service militaire, la seconde retenue en prison). La plus belle scène du film.

— Tu es fâchée ?

— Pourquoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?

— Excuse-moi. Je ne sais pas. Tu me fais de la peine.

— Quel compliment! ... Fais pas attention, je suis fatiguée. Finalement, c'était pas des vacances marrantes. Et ce qui m'attend non plus!  

— Chacun peut décider de sa vie. Mais faut pas avoir peur. Toi, tu as toujours l'air d'avoir peur. 

— Tu es un drôle de numéro. Mieux vaux que tu me dises plus rien. Tu vois le résultat. 

— Tu veux que je m'en aille ? 

— Tu es bête ! Accompagne-moi à la gare. Mais ne parlons plus de moi. C'est un sujet qui me déprime. A ma place, tu ferais quoi ?

— J'aurais confiance. J'aurais pas peur. J'aurais très confiance. 

— En quoi ?

— Je sais pas. En tout.

— Même en toi ?

— Oui, même en moi.

Luschino Visconti, Rocco et ses frères (1960)

lundi 23 septembre 2024

La tyrannie du faire

Les pages du roman se tournent, et avec elles vient déjà l'heure de la vieillesse

Il m'arrive d'envier les vieilles personnes assises au coin du feu, qui regardent par la fenêtre, lisent et font tout à petite vitesse. Elles me semblent soulagées de la tyrannie du faire, prenant le temps de tout et transformant dans une douce conviction le déclin en une sorte de saveur. Ubac me donnait souvent cette impression, moins de lassitude qu'un repos serein. Il n'était plus question de sauter les rivières et c'était peut-être tant mieux, place aux bonheurs de ne rien faire ou bien lentement. La peur de mourir ne flottait pas. De ne plus vivre par contre.

Cédric Sapin-Defour, Son odeur après la pluie (2023)

jeudi 19 septembre 2024

Tier List "The Flaming Lips"


Une récente envie de ré-écouter les Flaming Lips, de revenir sur leurs albums post-Embryonic, et de me frotter à leurs premiers albums : et voici qu'apparaît une nouvel "tier list"! Le groupe se forme en 1983 à Norman, Oklahoma (États-Unis), autour du chanteur Wayne Coyne, seul membre permanent avec le bassiste Michael Ivins. Mark Coyne, frère de Wayne, chanteur sur les premiers morceaux, partira en 1986. Jonathan Donahue (futur leader de Mercury Rev) sera quant à lui de passage de 1989 à 1991.

Si je connaissais la proximité entre les deux groupes, j'avais oublié ce fait ! Tout comme la propension de Wayne Coyne à se disperser en de multiples collaborations et/ou reprises (cf. les albums entiers consacrés aux Beatles, à Pink Floyd ou encore Nick Cave)! Cela aura rendu ma phase d'écoute partiellement fastidieuse... Elle aura bien sûr ménagé de bonne surprise, comme la redécouverte King's Mouth (2019) !


THE FLAMING LIPS
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MÉMORABLES
Embryonic (2009)
King’s Mouth (2019)
The Soft Bulletin (1999) [!]


REMARQUABLES
Yoshimi Battles the Pink Robots (2002)
The Terror (2013)
Clouds Taste Metallic (1995)


AGRÉABLES
American Head (2020)
Peace Words EP (2013)
Transmissions from the Satellite Heart (1993)
At War with the Mystics (2006)
Fight Test EP (2003)
Where The Viaduct Looms [w/ Nell Smith] (2021)
Dark Side of the Moon (2009)


DISPENSABLES
Oczy Mlody (2017)
In a Priest Driven Ambulance (1990)
Hear It Is (1986)
Hit to Death in the Future Head (1992)
Oh My Gawd!!! (1987)
Telepathic Surgery (1989)
The Flaming Lips And Heady Fwendz (2012)
With a Little Help from My Fwends (2014)
Christmas on Mars (2008)
Atlas Eets Christmas (2014)
Miley Cyrus and Her Dead Petz (2015)


INCLASSABLES
Zaireeka (1997)


(*) Parmi mes disques favoris, tout groupe / artiste confondu
(**) très bons albums
(***) bons albums
(****) moins réussis / plus inégaux
[!] album par lequel j'ai connu

Pourquoi "inclassable", Zaireeka ? Car constitué de quatre disques conçus pour être joués simultanément (en quadraphonie)! Impossible à écouter tel qu'il a été imaginé! Pour l'anecdote, certaines chansons finalement non retenues pour cet album se sont retrouvées sur "The Soft Bulletin" (dont Race for the Prize)

mercredi 18 septembre 2024

Fatigué, vidé, épuisé

Je suis un membre de la vieille classe dirigeante, fatalement compromis avec l'Ancien Régime et attaché à lui par les liens de la décence, sinon de l’affection. J’appartiens à une génération malheureuse, à cheval entre deux mondes, et mal-à-l’aise dans l’un et dans l’autre, et de plus je suis absolument sans illusion. Qu’est-ce que le Sénat pourrait faire de moi. […] Nous sommes vieux,  très vieux. Depuis plus de 25 siècles nous portons sur nos épaules le poids de superbes civilisations toutes différentes, toutes venues d'ailleurs. Aucune qui soit née de nos cerveaux et de nos mains. […]  Nous sommes fatigués, vidés, épuisés.

Le sommeil... un long sommeil, voilà ce que les Siciliens désirent. Ils haïront toujours qui voudra les réveiller. Même pour leur rapporter des présents merveilleux. [...] Chez nous toute manifestation, même violente, est un désir d'anéantissement. Notre sensualité est un désir d’oubli. Nos coups de fusil, nos coups de couteau, un désir de mort. Notre paresse, la saveur sucrée de nos sorbets, une soif de voluptueuse immobilité, c’est-à-dire encore de mort. […] J’ai dit les Siciliens, j’aurais du dire la Sicile. Cette atmosphère, la violence des paysages, la cruauté du climat et chaque pierre prête à brûler. […] Je ne nie pas que certains Siciliens transportés hors de l’île ne puissent réussir à se réveiller. Mais ils doivent s’en aller très jeunes, après 20 ans c’est trop tard. La peau est déjà du cuir.

Le Guépard, Luchino Visconti (1963)

samedi 7 septembre 2024

Your bleeding hands

There you are
And you stand in the rain
And the rain fills your brain
And it makes you think that God
Was fucked up when he made this town

There you stand
With your bleedin' hands
And you don't understand
Why you work so goddamn hard
To be anything at all

There you are
And you drive in your car
And you wish for the stars
And you end up face down in the road
Dead as fuck

the Flaming Lips - There you are
In a priest driven ambulance (1990)

jeudi 5 septembre 2024

Cette acceptation de ne rien dire ensemble

Après "L'ami" de Sigrid Nunez, me voici de nouveau embarqué dans une histoire canine, par un auteur français cette fois, Cédric Sapin-Defour. Le roman a eu son succès, et a été remarqué pour l'impensé, le non-écrit (en tout cas dans la littérature et sur autant de pages) qu'il relate : le deuil d'un animal de compagnie.

Une grande partie du roman est dédiée à la relation qu'entretient le maître avec son chien, elle est plaisante et se lit facilement. Les dernières pages, qu'on imagine les plus travaillées, sont particulièrement bien écrites. Plongeons nous dans un premier moment de sereine complicité.

Au cours des promenades, si nous sommes seuls, je parle à Ubac. Beaucoup. 

Des fêlures du coeur et de leurs pansements, de la taille acceptable des compromis, de l'envie totale de liberté, du vertige à l'exercer, des abrutis et des gens formidables, de la certitude bancale d'être à ma place, de comment il va lui. Rien ne reste trop dedans. Ubac connaît tout de ma vie, l'entière demeure, et j'ignore par quel fluide il sait mieux que moi comment je vais. Parler à quelqu'un qui ne vous répond pas ou si peu que l'on poursuit jusqu'à dénuder son âme, ces vulgaires successions de pas enjambant les racines et les trèfles feraient donc l'effet d'une cure. S'il s'agit de discuter de soi sans manoeuvre et sans gonfler du nombril alors va pour cet essorage. Il est vrai qu'en ces lieux d'errements, le dehors calme autour, tout invite à ne pas nous présenter plus beaux que nous le sommes, rien ne freine, on s'épanche, quel bien ça fait de dire qui l'on est. Puis quelque chose comme gruik sort de sa gorge ou soupire-t-il puissamment, comme semblant signifier : « On va s'arrêter là pour cette fois. » 

Je m'étonne toujours, avec une sorte de joie mêlée d'inquiétude, que ces moments d'allure libre, de silence et de nature ne soient pas encore payants, un jour le monde à bitcoin saura que se tiennent ici les plus hautes valeurs. Nous marchons ainsi le long des cours d'eau, sous la pluie s'il le faut, ensemble gaiement, nous extrayant des jours ouvrés dont les ergotages glissent sur nos cuirs, à deux on est plus étanches. Il n'y a pas mise à nue plus délectable qu'être couvert de cette compagnie dont je n'ai toujours pas décodé la magie : l'autre est là qui nous aide goûter plus encore à ce moment de solitude dont je découvre sur le tard qu'elle est partageable. Il n'y a rien à faire que marcher, se préoccuper au plus loin du pas suivant, la vie se tient là, juste à côté mais on fait le tri des encombrants : les curieux voisins, la note administrative et le coût des pneus neige. Je souhaite à chacun de rencontrer ces géographies de la diversion, on remet la main sur le temps fuyant, les idées s'ajustent sans rien dire, quelques réponses à ces fichues questions que la vie charrie nous viennent et, drôle de sorcellerie, la rémanence de cette affaire nous invite à notre retour à la traverser plus légèrement encore. Serait-ce tout ça si je marchais seul devant moi sans cet émondeur de chien ? Pour le savoir, il me faut y retourner.

Après quelques hectomètres, par déférence pour Ubac qui est en droit de réclamer lui aussi l'entretien de son intérieur, je me tais. Ouf. Alors une deuxième saveur s'avance, celle d'une coexistence silencieuse. Qui mieux que le silence lie les âmes ? Nous les hommes n'aimons pas trop ce silence, nous négligeons ses services, ne savons pas comment le manier, il a trop le goût de la fin, pour le couvrir nous bavardons, ce peut être plaisant mais comme tout exercice de sauvegarde, à la longue, c'est usant. Or il n'y a pas présence plus chérissable. De vous taire, le chien ne vous en veut pas, il ne croira ni à l'ennui ni au malaise ni à la dégradation de vos rapports, c'est un délice assez unique que cette acceptation de ne rien dire ensemble. Le jour où un  chercheur foldingo trouvera l'astuce pour donner la parole aux chiens, Ubac et moi ne serons plus de ce monde et cela vaudra mieux car les pensées muettes n'auront plus leur place. Ici, silencieux, dans le murmure de Marcôt ou les vacarmes de la Tête d'Or, une sorte de douce bulle, épaisse et fine, nous palissade et porte à la rêverie. Ainsi, semi-conscients, l'esprit à peu, nous accédons à une sorte de méditation mobile sans encens ni facture. Puis Ubac aboie derrière un merle noir et la bulle crève de toutes parts.

Cédric Sapin-Defour, Son odeur après la pluie (2023)

dimanche 1 septembre 2024

Trente ans de cendres

La mort d'Alain Delon me donne l'impulsion nécessaire pour combler certaines de mes lacunes cinématographiques, les plus béantes relevant d'un même réalisateur : Luchino Visconti (1906 - 1976). Autant commencer par un film plusieurs fois abandonné : "le guépard".

Bilan : Burt Lancaster, Claudia Cardinale, Alain Delon, Serge Reggiani, ok, la Sicile, bien sûr, la fin d'une époque et le début d'une nouvelle, je comprends, tout ceci coïncidant avec la trajectoire d'un homme prestigieux au crépuscule de sa vie, soit.
Malgré ça, clairement, ce n'aura pas été un film pour moi.
Gageons que ses films narrant une histoire contemporaine me siéront davantage.


*
*       *

Prince Salina, discutant de l'opportunité de marier sa fille Concetta et son neveu Trancredi :

 Imaginez-vous Concetta ambassadrice ? A Vienne ou à Saint-Pétersbourg ? Je l'aime bien. Elle me plaît. Une jeune fille calme, obéissante. Mais Tancredi a un grand avenir devant lui. Comment Concetta, si passivement vertueuse, si timide, si réservée, pourrait-elle l'aider à gravir les marches glissantes de la nouvelle société ? [...]

 Oui, mais…

 Mais quoi? L'amour ? Bien sûr, l'amour. Un an de flamme, trente ans de cendres



Le Guépard, Luchino Visconti (1963)

mercredi 28 août 2024

Sans un soupçon d'ironie

Je m'aperçois avec publié un premier extrait d'Art, de Yasmina Reza, sans vous avoir renseigné sur sa provenance. Maintenant que j'ai lu tous les romans de l'autrice — et lâché son livre-enquête sur la campagne 2007 de Nicolas Sarkozy ("L'Aube le soir ou la nuit")  je m'attaque à une première pièce de théâtre.
Didascalie d'ouverture :

Le salon d'un appartement. Un seul décor. Le plus dépouillé, le plus neutre possible. Les scènes se déroulent successivement chez Serge, Yvan et Marc. Rien ne change, sauf l'œuvre de peinture exposée.

Le décor est planté, et Yasmina peut y manier son humour fin, absurde et grinçant. Je me retrouve totalement dans la réaction qui suit, tant il me semble que certaines expressions (pas nécessairement celle-ci d'ailleurs) ne peuvent en effet pas être employées au premier degré.

— Le mal vient de plus loin... Il vient très précisément de ce jour où tu as prononcé, sans humour, parlant d'un objet d'art, le mot "déconstruction". Ce n'est pas tant le terme de déconstruction qui m'a bouleversé que la gravité avec laquelle tu l'as proféré. Tu as dit sérieusement, sans distance, sans un soupçon d'ironie, le mot "déconstruction", toi, mon ami. 

Art, Yasmina Reza

vendredi 23 août 2024

It's just not there

"Curb your enthousiasm", ultime saison, premier épisode. Après avoir participé à une soirée privée à laquelle il était convié en tant que "people", Larry David se défend de l'impression qu'il a laissée, certain.e.s invité.e.s l'ayant jugé pas suffisamment "cordial" .

— You're saying to me that I wasn't cordial? I most certainly was cordial.

— Do you know what "cordial" means?

— Yes, I know exactly what it means. It means to be polite, to be friendly, and not to tell people what you really think of them and what assholes they all were. Yes. That's cordial.

— You were not cordial. [...]

— I think I did to the best of my ability. I faked cordiality and I feigned interest. [...]

— I'm gonna be honest, I'm disappointed. I was expecting more from my childhood hero.

— I've been expecting more from myself my whole life, and it's just not there.

— Do you accept that it was a bad vibe, actually, and kind of ruined my party?

— I've ruined every party I've ever gone to in my entire life. I have bad energy.

— I just expected that you'd be more grateful.

— I really did the best under the circumstances of a person who hates people and yet had to be amongst them.

— I feel like you are being honest. For someone to admit that they don't like people and they have a bad vibe is not easy.

— I don't like myself. I'm a person.


Larry David, S12E01 Atlanta 
Curb Your Enthusiasm (2024)

lundi 19 août 2024

Es-tu content ?

Bien sûr que je ne suis pas content. Je ne suis pas content mais d'une manière générale, je ne suis pas un garçon qui peut dire, je suis content. Je cherche... je cherche un événement dont je pourrais dire, de ça, je suis content... Es-tu content de te marier ? m'a dit un jour bêtement ma mère, es-tu seulement content de te marier ?... Sûrement, sûrement maman...
Art, Yasmina Reza

dimanche 21 juillet 2024

(Tout) recommencer

 "Un jour sans fin", "un jour sans lendemain"... deux films radicalement différents, mais dont le scénario repose sur une "boucle temporelle". Le concept a pour mérite d'être simple, moins fumeux et donc casse-gueule que celui de voyage dans le temps, qui peut aboutir au choix à des histoires bancales, ou incompréhensibles.

Prenons le deuxième ("Edge of Tomorrow" en version originale). Un soldat (Tom Cruise) se retrouve au front, à l'aube d'une bataille acharnée contre des forces extra-terrestres. A chaque mort, il reprend invariablement connaissance au début de la journée. Fort de ses souvenirs et expériences accumulés, il augmentera à chaque itération ses aptitudes physiques et tactiques, son savoir... et sa prescience (c'est-à-dire sa faculté d'avoir une connaissance parfaite et millimétrée de ce qui va survenir).


Live. Die. Repeat.
L'affiche du film annonce clairement le programme... qu'avec un peu de recul on ne peut s'empêcher de rapprocher d'une mécanique bien connue du jeu vidéo : jouer, mourir et recommencer (un combat, une partie) jusqu'à ce qu'on soit devenu suffisamment fort ou habile pour poursuivre son chemin et atteindre la difficulté suivante (exemple trivial : "Super Mario Bros"). Lorsque l'échec et la mort sont inévitables et par conséquent nécessaires pour passer une épreuve, on parle en terminologie vidéoludique de "Die and Retry" (exemple : "Darks Souls", et dans un autre style "12 Minutes"... qui lui met clairement en scène une boucle temporelle). 


"La mort dans les jeux-vidéos, trois fois par pièce" (*)
Mais pourquoi diable la mort est-elle est aussi banale dans les jeux vidéo ? C'est qu'elle en est constitutive. Les premiers jeux prenaient la forme de bornes d'arcades, et les parties étaient payantes. Dans une logique de rentabilité, il fallait donc que le jeu soit suffisamment difficile pour que le joueur perde rapidement (après avoir épuisé ses "vies"). Il pouvait ainsi libérer la place pour d'autres ("game over")... ou souhaiter prolonger le plaisir en introduisant une nouvelle pièce ("continue").



Maintenant que nous avons fait le lien intellectuel entre les time loops au cinéma et la logique vidéoludique, revenons au film emblématique "Un jour sans fin" ("Groundhog Day" en VO). Le cas est plus intéressant, car plus vaste : aucun objectif, aucune finalité ne s'impose ni au spectateur, ni au personnage principal (Bill Murray), coincé un 2 février. Le cadre n'est pas celui d'une progression linéaire (ou à embranchements finis) ; ce n'est rien moins que la vie normale, banale... avec une infinité de variations. On se plaît à imaginer en retour un jeu dans un monde ouvert dopé à l'IA qui mettrait en scène ce vertige de possibilités, dont seule une poignée permettrait de rompre la boucle !


IRL
Quid de la vraie vie ? Pour qu'elle ne soit pas aliénante, une boucle temporelle se devrait d'être contrôlée.


- I'm constantly pitching you ideas, Rick, and you act like they're not even worth thinking about! What about my video-game-style place-saving device?

- Oh, my God, here we go.

- It's a good idea, Rick! A device that lets you...

- ... save your place like in a video game, but in real life so that you can try stuff and then go back to your save point, yes, Morty, I saw it on "Futurama"

Nous en sommes rendus au concept de "sauvegarde" (généralisé avec l'arrivée du jeu-vidéo dans les maisons). Cet épisode de Rick & Morty est particulièrement bien mené, puisqu'il dépasse rapidement l'usage anecdotique d'une telle fonctionnalité, pour déboucher sur des questions que tout à chacun pourra se poser, et résultant principalement des limites de l'invention de Rick. Deux boutons : le premier pour réaliser une unique sauvegarde, définitivement perdue au déclenchement de la suivante, le second pour revenir à l'état sauvegardé

Et vous, quand auriez vous sauvegardé ? Le plus tôt possible, pour pouvoir avoir "plusieurs vies" (au risque de ne pas recréer les conditions de rencontrer les mêmes personnes) ? Ou bien un peu plus tard, pour parfaire ce que vous estimez déjà être "votre meilleure vie", et éviter certains écueils ? Avec la crainte que la sauvegarde porte déjà le germe d'une situation inéluctable.


Un jour sans finHarold Ramis (1993)
Edge of Tomorrow, Doug Liman (2014)
Rick and MortyThe Vat of Acid Episode (S04E08, (2013), Mike McMahan
Futurama, Meanwhile (S07E26, 2013)
(*) Diabologum, 365 jours ouvrables (#3, 1996)

mardi 16 juillet 2024

Movie poster of the week

Chouette poster et grand film, un petit côté "Under the Skin" pour l'étrange qui côtoie la normalité, et on pourra penser aussi parfois penser à Interstellar et Cronenberg. Film saisissant !


Pendant ce temps sur terre, Jérémy Clapin (2024)

samedi 13 juillet 2024

There's no other side

Extrait impromptu de "Curb your enthusiasm" (qui parlera d'avantage à celles et ceux qui connaissent la série). Dialogue entre Larry David et sa femme Cheryl

— I'm leaving. I'm leaving, Larry. I can't do this anymore.

— You can't do this? What? What? What? What are you t...

— Does that really surprise you?

— What do you mean you're leaving? What are you doing?

[...]

— You know what the thing is, larry? People ask me all the time, "how do you stay with him?" and I always tell them, "there's another side to larry that you don't see." And then I just realized today there's no other side.

— No, there's another side.

— There's no other side! This is it!

— There's a lot of sides. I'm complex!

Larry DavidS06E07 The TiVo Guy 
Curb Your Enthusiasm (1999)

jeudi 4 juillet 2024

Premier jour

Tugdual prit place au sein du bureau 703 où une table, un ordinateur, trois crayons à l'effigie du cabinet, un bloc, une corbeille, une horloge et une vue sur la cour tenaient lieu d'accessoires et de décor. Toute la journée, il resta à sa table, sans trop oser s'aventurer dans le couloir, l'esprit papillonnant de la cour à la page d'accueil de son écran d'ordinateur et les globes oculaires tournant bientôt au rythme des aiguilles qui lui faisaient face. Dans le couloir, le silence était religieux et, de ses quelques allers-retours à la machine à café, il conclut que la plupart des bureaux voisins étaient inoccupés, et que les rares consultants qu'il croisait étaient de fieffés malotrus, à répondre inlassablement à ses salutations chaleureuses par un drôle de rictus. Comme lors de son test d'aptitudes, Tugdual attendit sagement qu'on voulût bien lui donner du travail. Il attendit trois ans.

Pierre Darkanian, le rapport chinois (2021)

lundi 1 juillet 2024

Du consentement

“Do you consent?” she said
I was scared and I said yes

(extrait des paroles de la chanson du précédent article)

La notion récemment popularisée de "consentement" est à l'évidence primordiale dans l'éducation des filles et (surtout) des garçons. Certains pays tendent à l'inclure à la définition du viol dans leur législation, ce qui a d'ailleurs porté à débat en France.

Le bien fondé de cette démarche paraît trivial, j'ai été toutefois intéressé par cet article de blog rédigé par une avocate alertant sur les effets pernicieux de rendre cette question centrale.

Signalons d'abord que la formulation du viol (et de l'agression sexuelle) dans la française par "violence, contrainte, menace ou surprise" est généralement jugée bonne. Ensuite, inclure la notion de "consentement" induirait de faire de la parole et des actes de la victime la notion cardinale... alors que c'est déjà LA question privilégié lors de tout dépôt de plainte. Quand bien même il faudrait viser ausculter le comportement de l'agresseur (le jour J mais également en amont). "Remettre le violeur au centre du viol." conclut l'article.

Ma conclusion personnelle est que la notion de "consentement" ne saurait être suffisante pour définir un viol ou une agression. A y regarder de plus près, les législations où elle a récemment fait son entrée la complète. Ainsi en Espagne :

[...] sont en tout cas considérés comme des agressions sexuelles les actes à contenu sexuel réalisés en utilisant la violence, l'intimidation ou l'abus d'une situation de supériorité ou de vulnérabilité de la victime, ainsi que ceux réalisés sur des personnes privées de sens ou dont l'état mental est abusé et ceux réalisés lorsque la volonté de la victime est annulée pour quelque raison que ce soit.
Source: Article 178
[traduction automatique, désolé]

et en Suède :
Il en va de même pour quiconque accomplit un acte sexuel avec une personne qui, en raison de son inconscience, de son sommeil, de l'influence de l'alcool ou de drogues, d'une maladie, d'une blessure physique ou d'un trouble mental ou autre, se trouve dans une situation particulièrement vulnérable.

Est également coupable de viol quiconque accomplit un acte sexuel avec une personne dans des circonstances où, compte tenu des circonstances, il est évident que l'autre personne n'y participe pas volontairement.

Source: Chapitre 6
[traduction automatique, désolé]

Ces compléments seraient déterminants s'il s'agissait de juger le cas rapporté en exergue.

dimanche 23 juin 2024

I wanted to get away

Youtubeur au 1.5millions d'abonnés, franc-comtois, né en 2002, feldup (prononcé "à la française") ne correspond pas au portait robot de l'artiste que je pourrais écouter. Pourtant... il figure en très bonne position (5ème) de mon bilan 2023, et j'attends avec impatience son concert parisien à la rentrée.

Impeccable musicalement, son album, entièrement dédié à une relation d'emprise passée, revêt une charge émotionnelle telle que, en tant qu'auditeur, il m'est cependant difficile de profiter pleinement et sans scrupule de tous les mini- et maxitubes qu'il contient (10 morceaux sur 11)
 

It started in 2019
People were starting to notice
That this 16-year-old kid
Was making videos and music
I think it was in January
When everything was silent
That she appeared slowly
Inside social media comments,
“Hey, I really like your stuff”
She typed one day
“I genuinely think you’re worth”
It felt nice back then, so it started

Saying the same sentence again
And again and again
Until it becomes a joke
A joke I never really cared for
Every word I said
To her was said the right way
Every song I made
Was better than the rest
She felt smart and calm
Yet she made silly jokes
She felt introverted
Yet she talked the most
She felt nice and strong
Yet she said she was fragile
She felt nice and young
Yet she was 32 years old

She infiltrated every corner of my online space
Made herself look unavoidable
She had plastered her voice and her face
As a wallpaper for my Internet existence
She made videos about me
She made drawings about me
She made music about me
She only talked about me

Fast forward a few months, she’s now considered a friend
She’s known as the nicest person on the planet
Everyone saw her as a nice aunt who likes cat gifs
Astrology and Facebook motivational quotes,
“I’m so impressed by you, Felix
You are so gifted”
It’s something she said
Way too frequently

She wanted attention
I wanted attention
She wanted attention
I craved attention

I liked her
As a friend
I liked her
As a fan

Doing anything to get to me
Like a child pulling my sleeve
In hindsight, the thing she wanted
Was pretty clear

[...]

Feldup, Stared at from a Distance
Stared at from a Distance (2024)

jeudi 13 juin 2024

Les limites auto-perçues de son intelligence

"le château", "le désert des tartares" et "la conjuration des imbéciles" se retrouvent dans ce premier roman caustique, qui suit l'entrée d'un certain Tugdual (prénom que je découvre!) dans un cabinet de conseil.


À l'issue de la formation, au cours de laquelle l'homme répéta parfois certains mots prononcés par sa collègue, que Tugdual se sentit obligé de prendre en note (confidentialité... collègues = collègues... facturation - gagner croûte... ERP??? CRM???), l'intervenante se tut. Avec son sourire très professionnel, elle attendit que Tugdual terminât d'avaler sa chouquette pour lui demander s'il avait des questions. Tugdual en avait bien quelques-unes mais elles concernaient principalement les mini-viennoiseries (y en aurait-il tous les matins à son bureau?), les tickets-restaurant (seraient-ils à huit euros ou neuf soixante?), le bloc-notes et le crayon à papier estampillés au nom du cabinet qu'il avait trouvés sur la table (pouvait-il les garder à l'issue du séminaire de formation?), les vacances (pourrait-il poser trois semaines en août?) et l'intervenante elle-même (était-elle célibataire?). Dans les limites auto-perçues de son intelligence, deux signaux coutumiers se déclenchèrent en même temps qu'une légère angoisse: le premier lui confirmait qu'il n'avait rien compris, le second lui enjoignait de ne surtout pas poser de question. 

«Tout est limpide, répondit Tugdual, qui aurait donné la même réponse à l'issue d'une conférence sur la combustion des alcanes. 

- Alors dans ce cas..., enchaîna l'intervenant en ouvrant les bras comme pour lui donner l'accolade mais sans en concrétiser l'esquisse. 

- ... bienvenue chez Michard & Associés! compléta la femme dans un nouveau sourire qui fit songer à Tugdual qu'il aurait payé cher pour la voir toute nue. 

- Bienvenue dans notre grande famille», ajouta enfin l'homme en lui tendant une poignée de main ferme, et tout le monde rit - huhuhu - sauf la femme. 

Tugdual les remercia et leur proposa d'échanger leurs numéros, ce qui était la façon la plus discrète d'obtenir celui de la jeune femme. Après tout, ils venaient de passer deux jours ensemble, ce qui créait des liens. «Pourquoi pas? » répondit la femme, que l'imagination de Tugdual n'arrivait plus à rhabiller.

Mais personne ne prit le numéro de qui que ce fût. [...] En tout cas, ils les avait trouvés épatants. Vraiment très professionnels. Un peu gauchement, il les salua de nouveau avant de prendre congé.

Il ne les avait jamais revus.


Pierre Darkanian, le rapport chinois (2021)

mercredi 12 juin 2024

Oh dead life

C'est tout naturellement et avec grand plaisir qu'à le suite du précédent article, je ré-écoute l'album "Night Group" de Dog Day.


Life is too short to ration out in portions
I spend my time as soon as I get, it′s gone

I'm in no rush, I'm in no rush,
Oh, I can feel a change;
I′m becoming alive again
I'm in command of my own fate
I can depend on destiny if it's safe

Become alive with me
Oh dead life, awake
Rise from your grave

Work your dead job,
Rent your home sweet homeless
It almost killed me
And I didn′t even notice it

Rise from your death
Try to notice it
Live on the edge
Or die in a bed

Dog Day, Oh dead life
Night Group (2007)

lundi 10 juin 2024

Il ne faut pas confondre

 ...Dog park, groupe parisien qui vient tout juste de publier son premier album

...Office Dog, ces Néo-Zélandais auteurs d'un excellent album de rock indé début 2024

...Dog day, en provenance directe d'Halifax, groupe assez représentatif de la pop-rock indé enlevée que j'aimais dans les 00's. Vus sur scène en 2007 ! 

Et peut-être tant qu'on y est, le viel original Dogbowl


*
*      *

C'était là le grand retour d'une rubrique phare (et néanmoins anecdotique) de ce blog !
L’édition précédente remontait à... 2019 !