Après "L'ami" de Sigrid Nunez, me voici de nouveau embarqué dans une histoire canine, par un auteur français cette fois, Cédric Sapin-Defour. Le roman a eu son succès, et a été remarqué pour l'impensé, le non-écrit (en tout cas dans la littérature et sur autant de pages) qu'il relate : le deuil d'un animal de compagnie.
Une grande partie du roman est dédiée à la relation qu'entretient le maître avec son chien, elle est plaisante et se lit facilement. Les dernières pages, qu'on imagine les plus travaillées, sont particulièrement bien écrites. Plongeons nous dans un premier moment de sereine complicité.
Au cours des promenades, si nous sommes seuls, je parle à Ubac. Beaucoup.
Des fêlures du coeur et de leurs pansements, de la taille acceptable des compromis, de l'envie totale de liberté, du vertige à l'exercer, des abrutis et des gens formidables, de la certitude bancale d'être à ma place, de comment il va lui. Rien ne reste trop dedans. Ubac connaît tout de ma vie, l'entière demeure, et j'ignore par quel fluide il sait mieux que moi comment je vais. Parler à quelqu'un qui ne vous répond pas ou si peu que l'on poursuit jusqu'à dénuder son âme, ces vulgaires successions de pas enjambant les racines et les trèfles feraient donc l'effet d'une cure. S'il s'agit de discuter de soi sans manoeuvre et sans gonfler du nombril alors va pour cet essorage. Il est vrai qu'en ces lieux d'errements, le dehors calme autour, tout invite à ne pas nous présenter plus beaux que nous le sommes, rien ne freine, on s'épanche, quel bien ça fait de dire qui l'on est. Puis quelque chose comme gruik sort de sa gorge ou soupire-t-il puissamment, comme semblant signifier : « On va s'arrêter là pour cette fois. »
Je m'étonne toujours, avec une sorte de joie mêlée d'inquiétude, que ces moments d'allure libre, de silence et de nature ne soient pas encore payants, un jour le monde à bitcoin saura que se tiennent ici les plus hautes valeurs. Nous marchons ainsi le long des cours d'eau, sous la pluie s'il le faut, ensemble gaiement, nous extrayant des jours ouvrés dont les ergotages glissent sur nos cuirs, à deux on est plus étanches. Il n'y a pas mise à nue plus délectable qu'être couvert de cette compagnie dont je n'ai toujours pas décodé la magie : l'autre est là qui nous aide goûter plus encore à ce moment de solitude dont je découvre sur le tard qu'elle est partageable. Il n'y a rien à faire que marcher, se préoccuper au plus loin du pas suivant, la vie se tient là, juste à côté mais on fait le tri des encombrants : les curieux voisins, la note administrative et le coût des pneus neige. Je souhaite à chacun de rencontrer ces géographies de la diversion, on remet la main sur le temps fuyant, les idées s'ajustent sans rien dire, quelques réponses à ces fichues questions que la vie charrie nous viennent et, drôle de sorcellerie, la rémanence de cette affaire nous invite à notre retour à la traverser plus légèrement encore. Serait-ce tout ça si je marchais seul devant moi sans cet émondeur de chien ? Pour le savoir, il me faut y retourner.
Après quelques hectomètres, par déférence pour Ubac qui est en droit de réclamer lui aussi l'entretien de son intérieur, je me tais. Ouf. Alors une deuxième saveur s'avance, celle d'une coexistence silencieuse. Qui mieux que le silence lie les âmes ? Nous les hommes n'aimons pas trop ce silence, nous négligeons ses services, ne savons pas comment le manier, il a trop le goût de la fin, pour le couvrir nous bavardons, ce peut être plaisant mais comme tout exercice de sauvegarde, à la longue, c'est usant. Or il n'y a pas présence plus chérissable. De vous taire, le chien ne vous en veut pas, il ne croira ni à l'ennui ni au malaise ni à la dégradation de vos rapports, c'est un délice assez unique que cette acceptation de ne rien dire ensemble. Le jour où un chercheur foldingo trouvera l'astuce pour donner la parole aux chiens, Ubac et moi ne serons plus de ce monde et cela vaudra mieux car les pensées muettes n'auront plus leur place. Ici, silencieux, dans le murmure de Marcôt ou les vacarmes de la Tête d'Or, une sorte de douce bulle, épaisse et fine, nous palissade et porte à la rêverie. Ainsi, semi-conscients, l'esprit à peu, nous accédons à une sorte de méditation mobile sans encens ni facture. Puis Ubac aboie derrière un merle noir et la bulle crève de toutes parts.
Cédric Sapin-Defour, Son odeur après la pluie (2023)
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