mardi 28 février 2012

I know not if I sink or swim

The water is wide, I cannot get over
And neither have I wings to fly
Give me a boat that will carry two
And both shall row, my love and I

Where love is planted O there it grows
It grows and blossoms like a rose
It has a sweet and pleasant smell
No flower on Earth can it excel

The ship there is and she sails the sea
She's loaded deep as deep can be
But not so deep as the love I'm in
I know not if I sink or swim

Oh love is gentle, love is kind
The sweetest flower when first it's new
But love grows old and waxes cold
And fades away like morning dew

the Water is Wide (trad.)


Folk song traditionnelle (origine anglaise ou écossaise et remontant au XVIIème siècle) ici chantonnée par cette petite fille, juste avant le climax de ce très beau film qu'est "l'assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford".

Outre la bande-originale signée Warren Ellis et Nick Cave, beaucoup d'effets visuels de lumières et surtout de flou ornent ce film...
En témoigne par exemple cette chaussure tilt shiftée (effet déjà décrit dans ces colonnes)


L'assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford,
Andrew Dominik (2007)

samedi 25 février 2012

L’être le plus démuni de tous

Dans le but de démontrer que [...] "l'évolution est une imposture", Olivier Gratiolet a entrepris un inventaire exhaustif de toutes les imperfections et insuffisances dont souffre l'organisme humain : la position verticale, par exemple n'assure à l'homme qu'un équilibre instable : on tient debout uniquement à cause de la tension des muscles, ce qui est une source continuelle de fatigue et de malaise pour la colonne vertébrale laquelle, bien qu’effectivement seize fois plus forte que si elle était droite, ne permet pas à l’homme de porter sur son dos une charge conséquente ; les pieds devraient être plus larges, plus étalés, plus spécifiquement adaptés à la locomotion, alors qu’ils ne sont que des mains atrophiées ayant perdu leur pouvoir de préhension ; les jambes ne sont pas assez solides pour supporter le corps dont le poids les fait ployer, et de plus elles fatiguent le cœur, qui est obligé de faire remonter le sang de près d’un mètre, d’où des pieds enflés, des varices, etc. ; les articulations de la hanche sont fragiles, et constamment sujettes à des arthroses ou à des fractures graves (col du fémur) ; les bras sont atrophiés et trop minces ; les mains sont fragiles, surtout le petit doigt qui ne sert à rien, le ventre n’est absolument pas protégé, pas plus que les parties génitales ; le cou est figé et limite la rotation de la tête, les dents ne permettent pas de prise latérale, l’odorat est presque nul, la vision nocturne plus que médiocre, l’audition très insuffisante ; la peau sans poils ni fourrure n’offre aucune défense contre le froid, bref, de tous les animaux de la création, l’homme, que l’on considère généralement comme le plus évolué de tous, est de tous l’être le plus démuni.

Georges Perec, La vie mode d'emploi (1978)



Bien que sans doute complètement happé par ce texte, vous vous demandez peut-être le lien qu'il peut bien avoir avec la trame globale du roman? Et bien il n'y participe aucunement... et pleinement à la fois.

Car, en plus de Bartlebooth et de son projet que je vous rapportais précédemment, c'est bien de la destinée de tous les habitants d'un immeuble dont Perec se fait l'écho dans ce roman. Il décrit même chaque pièce dans ses moindres détails (càd, par exemple, jusqu'à reproduire la grille le mots-croisés d'un journal étalé par terre pour absorber d'éventuelles gouttes de vin).

Bien entendu, ce niveau de détail intrigue, à la lecture du livre. Tout comme ce Post-Scriptum:
Ce livre comprend des citations, parfois légèrement modifiées, de : René Belletto, Hans Bellmer, Jorge Luis Borges, Michel Butor, Italo Calvino, Agatha Christie, Gustave Flaubert, Sigmund Freud, Alfred Jarry, James Joyce, Franz Kafka, Michel Leiris, Malcolm Lowry, Thomas Mann, Gabriel Garcia Marquez, Harry Matthews, Herman Melville, Vladimir Nabokov, George Perec, Roger Price, Marcel Proust, Raymond Queneau, François Rabelais, Jacques Roubaud, Raymond Roussel, Stendhal, Laurence Sterne, Théodore Surgeon, Jules Vernes, Unica Zürn.

En réalité, en bon Oulipien, Pérec s'est infligé un nombre de contraintes assez saisissant: Réparties en 42 catégories, chacune d'elle peut prendre 10 valeurs. Par un procédé mathématique complexe (qui a à voir avec un bi-carré latin orthogonal d'ordre 10), il associe à chaque chapitre un ensemble unique de contraintes... dont - vous l'aurez compris - la citation d'un auteur, mais aussi la référence à un livre, la description d'un tableau, la mention d'un animal, d'un bijou, le nombre des protagonistes, l'âge et le sexe de l'un d'eux.
Bref, c'est vertigineux.

(cf. tableau des contraintes)


Peut-être aurais-je dû vous préciser que 1 chapitre = 1 pièce de l'immeuble?Et que l'ordre dans lequel les pièces sont abordées répond lui aussi à une contrainte (de malade). Pour la saisir, il vous faudra tout d'abord après une brève analyse du plan de coupe ci-dessus ramener l'immeuble à une matrice de 10 sur 10, soit 100 pièces... Et bien la séquence dans laquelle ces pièces sont abordées est régie par "la polygraphie du cavalier". C'est-à-dire le trajet selon lequel un cavalier (au Jeu d'échec) parcourrait toutes les cases d'un damier de 10x10 cases, une et une seule fois .



Ceci donc pour vous donner de quoi appréhender l'ampleur du projet... et le labeur qu'il a dû occasionner !
Et le texte en lui-même dans tout ça?
A suivre, car il me reste encore quelques extraits à reproduire.

à lire aussi :
Cahier des charges de la vie mode d'emploi, de Georges Perec
(ouvrage sur lequel j'adorerais mettre la main !!)


Sur le même sujet de l'extrait introductif (la faiblesse de la "conception" de l'Homme), voir aussi le sketch de Florence Foresti, la Vie est bien faite
(-3 points d'indie cred, je sais)

lundi 20 février 2012

Is anyone seeing this?

Take Shelter, Jeff Nichols (2011)



Du même réalisateur, on peut voir, aussi :

vendredi 17 février 2012

I've just discovered the meaning of life

It was a night in July, I think six years ago
Why did I eat the acid? I don't know
I wasn't thinking and I wasn't scared
Why did I eat the acid? I wasn't prepared
The last time I did acid I went insane

I was hanging with some friends just getting loaded
When all of a sudden my mind exploded
I had a flash that I was gay and I got paranoid
I was sitting on the floor listening to Pink Floyd
The last time I did acid I went insane

And I was drawing crazy pictures and before I was done
The pictures started pulsing like an alien lung
And I said 'oh my god this is just begun'
And it was twelve more hours before I was done
We were up on the rooftop and I'll tell you the truth
I was convinced I'd already fallen off of the roof
And these weird metal things rolling around in outta space
Were teleporting me from place to place
The last time I did acid I went insane

So we ran back downstairs where it was better to be
But I was trapped in spiral staircase infinity
And when we got to the door I couldn't go inside
Cos it was the gates of heaven and I had died
The last time I did acid Iwent insane

And this kid named Graham he punched a cat in the head
He could read my thoughts, that's what he said
And he described what it was like but I didn't believe it
Like lifting a rug and seeing stars beneath it
Ooo-ooo

And the first rule of tripping was
Don't be with people you don't trust
The second rule of LSD
The rooftop is not a good place to be
The third rule is to be prepared
The fourth rule is to not get scared
The fifth rule is to stay serene
Turn off your mind and float downstream
The sixth rule's to have a good friend at hand
The seventh, I hope that you understand
Is not to look to deep into your soul
Or you might find a hideous, hopeless hole
Of hatred, hunger, infinite, idiot
Mindless, meaningless, nothingness, nothingness
Nothingness, nothingness, nothingness, nothingness
Nothingness, nothingness, nothingness, nothingness
Nothingness
And that's what I did

And every aspect of life that I selected
Was instantly and brutally dissected
I saw the horrible emptiness within
The reasons behind everything
And it was at that moment that I went insane

Cos I figured why bother doing anything again
I didn't understand my thoughts revealing themselves to be
The truth behind everything I'd ever wanted and believed
Revealed itself to be
Unwinding

I Stood up
I brushed
My head
I turned
To my right
All in my eye
And I said

There are things which we feel to be so terrifically true
That what were all but madness
For any good man in his own proper character
To utter or even hint of them

I've just discovered the meaning of life
I've just discovered the meaning of life
I've just discovered the meaning of life
I've just discovered the meaning of life

Jeffrey Lewis - The Last Time I Did Acid I Went Insane
The Last Time I Did Acid I Went Insane and Other Favorites (Rough Trade, 2001)

mercredi 15 février 2012

Movie Poster of the Week

Lorsqu'après une période d'absence (même d'une courte semaine), on foule de nouveau les couloirs de métro parisien, on remarque généralement un grand nombre de nouvelles affiches (à teneur culturelle).

L'une d'entre elle fut la suivante, que je trouvais d'ailleurs fort réussie, si bien qu'elle mérite aujourd'hui les honneurs de cette rubrique (qui contrairement à ce que son intitulé laisse entendre est tout sauf hebdomadaire)
Note: Je ne sais rien de ce film. Cet article ne vaut pas adoubement.
Amador, Fernando León de Aranoa (2012)

dimanche 12 février 2012

Is your time so empty?

Dans un article intitulé "Time's price", je rapportais dernièrement ces paroles d'une chanson de Jeffrey Lewis :

Time is gonna take so much away
But there's a way that time can offer you a trade

Jeffrey Lewis tâchait de répondre très pragmatiquement à la question : "Peut-on tirer parti du temps qui passe, et si oui, comment?"

You'd better do something that you can get better at
'Cause that's the only thing that time will leave you with
(l'activité choisie pouvant aller de la chimie au fait de fonder une famille).
La réponse m'intéresse cependant moins que la question. Se la poser évite de réaliser a posteriori qu'on n'a agit que par automatisme / convention (cf. aussi "Au fond, pourquoi travaillé-je? Pourquoi faire des enfants?")...
ou qu'on a perdu son temps :
Norman Bates : My hobby is stuffing things. You know, taxidermy.
Lila Crane : It's a strange hobby. Curious.
[...] A man should have a hobby.
Norman Bates : Well, it's more than a hobby. A hobby's supposed to pass the time, not to fill it.
Lila Crane : Is your time so empty?

Pas sûr que Norman Bates - dans Psychose, donc - se soit réellement interrogé sur son "projet de vie". S'il en est qui y aura longuement réfléchi en amont et s'y sera tenu, c'est bien Percival Bartlebooth, personnage principal de "La Vie mode d'emploi" de Georges Perec.

La dernière fois que je vous en parlais, il oscillait entre abrutissement opaque et hyper claire-voyance dans son activité quotidienne et ô combien chronophage : la résolution d'un puzzle.

En réalité, elle s'inscrivait dans un projet plus vaste, fascinant (et vain, au point qu'il aurait certainement plu à Dino Buzzati).
Le voici :

Imaginons un homme dont la fortune n’aurait d’égale que l’indifférence à ce que la fortune permet généralement, et dont le désir serait, beaucoup plus orgueilleusement, de saisir, de décrire, d’épuiser, non la totalité du monde — projet que son seul énoncé suffit à ruiner — mais un fragment constitué de celui-ci : face à l’inextricable incohérence du monde, il s’agira alors d’accomplir jusqu’au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible.
Bartlebooth, en d’autres termes, décida un jour que sa vie tout entière serait organisée autour d’un projet unique dont la nécessité arbitraire n’aurait d’autre fin qu’elle-même.
Cette idée lui vint alors qu’il avait vingt ans. Ce fut d’abord une idée vague, une question qui se posait — que faire ? —, une réponse qui s’esquissait : rien. L’argent, le pouvoir, l’art, les femmes, n’intéressaient pas Bartlebooth. Ni la science, ni même le jeu. Tout au plus les cravates et les chevaux ou, si l’on préfère, imprécise mais palpitante sous ces illustrations futiles […], une certaine idée de la perfection.

Elle se développa dans les mois, dans les années qui suivirent, s’articulant autour de trois principes directeurs :
- Le premier fut d’ordre moral : il ne s’agirait pas d’un exploit ou d’un record, ni d’un pic à gravir, ni d’un fond à atteindre. Ce que ferait Bartlebooth ne serait ni spectaculaire ni héroïque ; ce serait simplement, discrètement, un projet, difficile certes, mais non irréalisable, maîtrisé d’un bout à l’autre et qui, en retour, gouvernerait, dans tous ses détails, la vie de celui qui s’y consacrerait.
- Le second fut d’ordre logique : excluant tout recours au hasard, l’entreprise ferait fonctionner le temps et l’espace comme des coordonnées abstraites où viendraient s’inscrire avec une récurrence inéluctable des événements identiques se produisant inexorablement dans leur lieu, à leur date.
- Le troisième, enfin, fut d’ordre esthétique : inutile, sa gratuité étant l’unique garantie de sa rigueur, le projet se détruirait lui-même au fur et à mesure qu’il s’accomplirait ; sa perfection serait circulaire : une succession d’événements qui, en s’enchaînant, s’annuleraient : parti de rien, Bartlebooth reviendrait au rien, à travers des transformations précises d’objets finis.

Ainsi s’organisa concrètement un programme que l’on peut énoncer succinctement ainsi :
- Pendant dix ans, de 1925 à 1935, Bartlebooth s’initierait à l’art de l’aquarelle.
- Pendant vingt ans, de 1935 à 1955, il parcourerait le monde, peignant, à raison d’une aquarelle tous les quinze jours, cinq cents marines de même format représentant des ports de mers. Chaque fois qu’une de ces marines serait achevées, elle serait envoyée à un artisan spécialisé (Gaspard Winckler) qui la collerait sur une plaque de bois et la découperait en un puzzle de sept cent cinquante pièces.
- Pendant vingt ans, de 1955 à 1975, Bartlebooth, revenu en France, reconstituerait, dans l’ordre, les puzzles ainsi préparés, à raison, de nouveau, d’un puzzle tous les quinze jours. A mesure que les puzzles seraient réassemblés, les marines seraient « retexturées » de manière à ce qu’on puisse les décoller de leur support, transportées à l’endroit même où – vingt ans auparavant – elles avaient été peintes, et plongées dans une solution détersive d’où ne ressortirait qu’une feuille de papier Whatman, intacte et vierge.

Aucune trace, ainsi, ne resterait de cette opération qui aurait, pendant cinquante ans, entièrement mobilisé son auteur.

Georges Perec, La vie mode d'emploi (1978)
Alfred Hitchcock, Pyschose (1960)

vendredi 10 février 2012

Quelque part en Haute-Savoie


Paysage vu du train, avec, en guise de bande-son :
Epic45 - Sculpted by Winter
Against The Pull Of Autumn (Where are my Records, 2004)

mercredi 8 février 2012

I’m getting scared

Attention, histoire drôle...

Dean: Well, i dont know, if you're not funny. Tell me a joke.

Cindy: So there’s a child molester and a little boy walking into the woods. The child molester and the little boy keep walking further and further, and it’s getting darker and darker, and they’re going deeper and deeper into the woods. And the little boy looks up at the child molester and says, ‘Gee, mister. I’m getting scared.’ And the child molester looks down at him and says, ‘You think you’re scared, kid? I gotta walk out of here alone.’
... You don’t think that’s funny?

Blue Valentine, Derek Cianfrance (2011)

samedi 4 février 2012

Always Gold

La cinquième mixtape de la saison est en ligne sur le site de Radio Campus Paris :

Feat. Cat Power, Laura Gibson, Radical Face, Lambchop, Tindersticks, Epic45, Yann Tiersen, Matt Elliott, Dreamend et Of Montreal.

[ Accès Rapide ]

mercredi 1 février 2012

La sensation d'être un voyant

J'ai beau avoir l'impression de publier souvent des extraits de romans, je conserve cinq mois de retards dans la liste de ceux que je souhaite évoquer ici.

Août 2011.
Sur ma table de nuit, dans un gîte quelque part au milieu des Pyrénées, "La vie mode d'emploi". Sur le buffet de la salle à manger, un vaste puzzle, déjà entamé ; l'occasion de m'imprégner un peu plus du roman de Perec, puisque l'art du puzzle y est central.

La préface lui est d'ailleurs entièrement consacrée. Par la suite, on découvrira un certain Bartlebooth se livrant de manière récurrente à cette activité. Il faut dire que, pour lui, cela dépasse de beaucoup la notion de passe-temps... et s'inscrit même dans un vaste projet (de vie).

N'y pensons pas, pour l'heure, puisque j'y reviendrai.
Et profitons de ces moments de félicité qui parfois succèdent à de longues périodes d'impuissance et d'inaction, au "sentiment d'impasse", à cette "sorte de torpeur, de ressassement, d'abrutissement opaque à la recherche de quelque chose d'informe dont [on] n'arriv[e] qu'à marmonner les contours"


Plus souvent heureusement, au terme de ces heures d'attente, après être passé par tous les degrés de l'anxiété et de l'exaspération contrôlées, Bartlebooth atteignait une sorte d'état second, une stase, une espèce d'hébétude toute asiatique, peut-être analogue à celle que recherche le tireur à l'arc : un oubli profond du corps et du but à atteindre, un esprit vide, parfaitement vide, ouvert, disponible, une attention intacte mais flottant librement au-dessus des vicissitudes de l'existence, des contingences du puzzle et des embûches de l'artisan. Dans ces instants-là, Bartlebooth voyait sans les regarder les fines découpes de bois s'encastrer très exactement les unes dans les autres et pouvait, prenant deux pièces auxquelles il n'avait jamais prêté attention ou dont il avait peut-être juré pendant des heures qu'elles ne pouvaient matériellement pas se réunir, les assembler d'un geste.
Cette impression de grâce durait parfois plusieurs minutes et Bartlebooth avait alors la sensation d'être un voyant : il percevait tout, il comprenait tout, il aurait pu voir l'herbe pousser, la foudre frapper l'arbre, l'érosion meuler les montagnes comme une pyramide très lentement usée par l'aile d'un oiseau qui l'effleure : il juxtaposait les pièces à toute allure, sans jamais se tromper, retrouvant sous tous les détails et artifices qui prétendaient les masquer, telle griffe minuscule, tel imperceptible fil rouge, telle encoche aux bords noirs qui lui auraient, de tout temps, désigné la solution s'il avait eu des yeux pour voir : en quelques instants, porté par cette ivresse exaltante et sûre, une situation qui n'avait pas bougé depuis des heures ou des jours et dont il ne concevait même plus le dénouement, se modifiait du tout au tout : des espaces entiers se soudaient les uns aux autres, le ciel et la mer retrouvaient leur place, des troncs redevenaient branches, des oiseaux vagues, des ombres goémon.
Ces instants privilégiés étaient aussi rares qu'ils étaient enivrants et aussi éphémères qu'ils semblaient efficaces. Très vite Bartlebooth redevenait comme un sac de sable, une masse inerte rivée à sa table de travail, un demeuré aux yeux vides, incapables de voir, attendant pendant des heures sans comprendre ce qu'il attendait.

Georges Perec, La vie mode d'emploi (1978)