J'ai beau avoir l'impression de publier souvent des extraits de romans, je conserve cinq mois de retards dans la liste de ceux que je souhaite évoquer ici.
Août 2011.
Sur ma table de nuit, dans un gîte quelque part au milieu des Pyrénées, "La vie mode d'emploi". Sur le buffet de la salle à manger, un vaste puzzle, déjà entamé ; l'occasion de m'imprégner un peu plus du roman de Perec, puisque l'art du puzzle y est central.
La préface lui est d'ailleurs entièrement consacrée. Par la suite, on découvrira un certain Bartlebooth se livrant de manière récurrente à cette activité. Il faut dire que, pour lui, cela dépasse de beaucoup la notion de passe-temps... et s'inscrit même dans un vaste projet (de vie).
N'y pensons pas, pour l'heure, puisque j'y reviendrai.
Et profitons de ces moments de félicité qui parfois succèdent à de longues périodes d'impuissance et d'inaction, au "sentiment d'impasse", à cette "sorte de torpeur, de ressassement, d'abrutissement opaque à la recherche de quelque chose d'informe dont [on] n'arriv[e] qu'à marmonner les contours"
Plus souvent heureusement, au terme de ces heures d'attente, après être passé par tous les degrés de l'anxiété et de l'exaspération contrôlées, Bartlebooth atteignait une sorte d'état second, une stase, une espèce d'hébétude toute asiatique, peut-être analogue à celle que recherche le tireur à l'arc : un oubli profond du corps et du but à atteindre, un esprit vide, parfaitement vide, ouvert, disponible, une attention intacte mais flottant librement au-dessus des vicissitudes de l'existence, des contingences du puzzle et des embûches de l'artisan. Dans ces instants-là, Bartlebooth voyait sans les regarder les fines découpes de bois s'encastrer très exactement les unes dans les autres et pouvait, prenant deux pièces auxquelles il n'avait jamais prêté attention ou dont il avait peut-être juré pendant des heures qu'elles ne pouvaient matériellement pas se réunir, les assembler d'un geste.
Cette impression de grâce durait parfois plusieurs minutes et Bartlebooth avait alors la sensation d'être un voyant : il percevait tout, il comprenait tout, il aurait pu voir l'herbe pousser, la foudre frapper l'arbre, l'érosion meuler les montagnes comme une pyramide très lentement usée par l'aile d'un oiseau qui l'effleure : il juxtaposait les pièces à toute allure, sans jamais se tromper, retrouvant sous tous les détails et artifices qui prétendaient les masquer, telle griffe minuscule, tel imperceptible fil rouge, telle encoche aux bords noirs qui lui auraient, de tout temps, désigné la solution s'il avait eu des yeux pour voir : en quelques instants, porté par cette ivresse exaltante et sûre, une situation qui n'avait pas bougé depuis des heures ou des jours et dont il ne concevait même plus le dénouement, se modifiait du tout au tout : des espaces entiers se soudaient les uns aux autres, le ciel et la mer retrouvaient leur place, des troncs redevenaient branches, des oiseaux vagues, des ombres goémon.
Ces instants privilégiés étaient aussi rares qu'ils étaient enivrants et aussi éphémères qu'ils semblaient efficaces. Très vite Bartlebooth redevenait comme un sac de sable, une masse inerte rivée à sa table de travail, un demeuré aux yeux vides, incapables de voir, attendant pendant des heures sans comprendre ce qu'il attendait.
Georges Perec, La vie mode d'emploi (1978)
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