dimanche 12 février 2012

Is your time so empty?

Dans un article intitulé "Time's price", je rapportais dernièrement ces paroles d'une chanson de Jeffrey Lewis :

Time is gonna take so much away
But there's a way that time can offer you a trade

Jeffrey Lewis tâchait de répondre très pragmatiquement à la question : "Peut-on tirer parti du temps qui passe, et si oui, comment?"

You'd better do something that you can get better at
'Cause that's the only thing that time will leave you with
(l'activité choisie pouvant aller de la chimie au fait de fonder une famille).
La réponse m'intéresse cependant moins que la question. Se la poser évite de réaliser a posteriori qu'on n'a agit que par automatisme / convention (cf. aussi "Au fond, pourquoi travaillé-je? Pourquoi faire des enfants?")...
ou qu'on a perdu son temps :
Norman Bates : My hobby is stuffing things. You know, taxidermy.
Lila Crane : It's a strange hobby. Curious.
[...] A man should have a hobby.
Norman Bates : Well, it's more than a hobby. A hobby's supposed to pass the time, not to fill it.
Lila Crane : Is your time so empty?

Pas sûr que Norman Bates - dans Psychose, donc - se soit réellement interrogé sur son "projet de vie". S'il en est qui y aura longuement réfléchi en amont et s'y sera tenu, c'est bien Percival Bartlebooth, personnage principal de "La Vie mode d'emploi" de Georges Perec.

La dernière fois que je vous en parlais, il oscillait entre abrutissement opaque et hyper claire-voyance dans son activité quotidienne et ô combien chronophage : la résolution d'un puzzle.

En réalité, elle s'inscrivait dans un projet plus vaste, fascinant (et vain, au point qu'il aurait certainement plu à Dino Buzzati).
Le voici :

Imaginons un homme dont la fortune n’aurait d’égale que l’indifférence à ce que la fortune permet généralement, et dont le désir serait, beaucoup plus orgueilleusement, de saisir, de décrire, d’épuiser, non la totalité du monde — projet que son seul énoncé suffit à ruiner — mais un fragment constitué de celui-ci : face à l’inextricable incohérence du monde, il s’agira alors d’accomplir jusqu’au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible.
Bartlebooth, en d’autres termes, décida un jour que sa vie tout entière serait organisée autour d’un projet unique dont la nécessité arbitraire n’aurait d’autre fin qu’elle-même.
Cette idée lui vint alors qu’il avait vingt ans. Ce fut d’abord une idée vague, une question qui se posait — que faire ? —, une réponse qui s’esquissait : rien. L’argent, le pouvoir, l’art, les femmes, n’intéressaient pas Bartlebooth. Ni la science, ni même le jeu. Tout au plus les cravates et les chevaux ou, si l’on préfère, imprécise mais palpitante sous ces illustrations futiles […], une certaine idée de la perfection.

Elle se développa dans les mois, dans les années qui suivirent, s’articulant autour de trois principes directeurs :
- Le premier fut d’ordre moral : il ne s’agirait pas d’un exploit ou d’un record, ni d’un pic à gravir, ni d’un fond à atteindre. Ce que ferait Bartlebooth ne serait ni spectaculaire ni héroïque ; ce serait simplement, discrètement, un projet, difficile certes, mais non irréalisable, maîtrisé d’un bout à l’autre et qui, en retour, gouvernerait, dans tous ses détails, la vie de celui qui s’y consacrerait.
- Le second fut d’ordre logique : excluant tout recours au hasard, l’entreprise ferait fonctionner le temps et l’espace comme des coordonnées abstraites où viendraient s’inscrire avec une récurrence inéluctable des événements identiques se produisant inexorablement dans leur lieu, à leur date.
- Le troisième, enfin, fut d’ordre esthétique : inutile, sa gratuité étant l’unique garantie de sa rigueur, le projet se détruirait lui-même au fur et à mesure qu’il s’accomplirait ; sa perfection serait circulaire : une succession d’événements qui, en s’enchaînant, s’annuleraient : parti de rien, Bartlebooth reviendrait au rien, à travers des transformations précises d’objets finis.

Ainsi s’organisa concrètement un programme que l’on peut énoncer succinctement ainsi :
- Pendant dix ans, de 1925 à 1935, Bartlebooth s’initierait à l’art de l’aquarelle.
- Pendant vingt ans, de 1935 à 1955, il parcourerait le monde, peignant, à raison d’une aquarelle tous les quinze jours, cinq cents marines de même format représentant des ports de mers. Chaque fois qu’une de ces marines serait achevées, elle serait envoyée à un artisan spécialisé (Gaspard Winckler) qui la collerait sur une plaque de bois et la découperait en un puzzle de sept cent cinquante pièces.
- Pendant vingt ans, de 1955 à 1975, Bartlebooth, revenu en France, reconstituerait, dans l’ordre, les puzzles ainsi préparés, à raison, de nouveau, d’un puzzle tous les quinze jours. A mesure que les puzzles seraient réassemblés, les marines seraient « retexturées » de manière à ce qu’on puisse les décoller de leur support, transportées à l’endroit même où – vingt ans auparavant – elles avaient été peintes, et plongées dans une solution détersive d’où ne ressortirait qu’une feuille de papier Whatman, intacte et vierge.

Aucune trace, ainsi, ne resterait de cette opération qui aurait, pendant cinquante ans, entièrement mobilisé son auteur.

Georges Perec, La vie mode d'emploi (1978)
Alfred Hitchcock, Pyschose (1960)

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