samedi 28 septembre 2024

Je les attends ces blessures

J'ignore si les dernières pages du roman de Cédric Sapin-Defour ont été écrites d'un jet, ou au contraire longuement travaillées, elles deviennent en tout cas formidables. Dès lors que ce qu'on savait devoir arriver, arrive.
 RIP Ubac (et RIP Kika)

Et la suite mon Ubac ? Je n'en sais rien mais je la pressens rude, extrême, pourquoi notre douleur se distinguerait-elle de l'universelle ? Il y aura le manque. Féroce, organique, comme des coups d'estoc dans le ventre. Dès ce soir, dans cette maison trop grande, aux plafonds trop hauts, dont on a enlevé le suc et qui va résonner de vide. Je me doutais que ce serait violent, ça le sera plus encore. Il va falloir tenir, ces épieux viennent, assaillent et dardent sans retenue, font mine de partir vers un autre foyer mais se tapissent et ressurgissent, rogues et têtus, comme si nous devions payer d'avoir trop joui. J'aurai le droit de me tordre, de m'assécher, il faudra laisser le corps hurler sinon on paie de résister. Ne pas prendre les cachets, ne pas tricher, pour ces douleurs il n'y a pas de médecine, il ne doit pas y en avoir, c'est à soi de guérir. La nuit, dès cette nuit, endormi d'avoir trop pleuré, il y aura ces réveils où l'espace d'au mieux trois douces secondes, on a oublié, le corps calme. Et replonger (*). Je les attends ces blessures, je les guette, je me cramponne, qu'elles viennent me plumer ces diablesses, me sucer jusqu'aux veines, je ne les esquiverai pas, l'amour est une idée qui vaut que l'on éprouve. 

[...]

Puis un jour, sans s'annoncer, viendront les petites lumières. Au printemps sans doute. Avant, c'est impensable. Parce qu'il y a l'hiver, ses jours brefs, lugubres dont on peine à sortir. Parce qu'on ne peut jamais, pour le retour des aurores claires, faire l'économie du temps. Mais un doux jour de mai, du côté des adrets et de leurs prodigalités, par je ne sais quelle manoeuvre et encore moins par volonté, je vais parvenir à penser à toi avec quelque chose de l'apaisement. Sans doute l'effusion visible, les brises montantes, les fleurs en fleur, les abeilles en reconquête, le corps réchauffé, ces bourgades de vie. L'espace d'une variation, ton absence se sera mue en une sorte de substance plaquée au corps, mélancolique et consolante, carapace toute de ouate qui enveloppe, accompagne et protège. « Tu ne seras plus où tu étais mais partout là où je suis », écrivait Hugo ; le pauvre, ses mots précieux ont été kidnappés par les faire-part en lot de dix mais c'est bien l'idée : l'illusion jusqu'au réel de ne plus être séparé de toi. Tu seras oui, autour de nous, à enrober nos jours ; en se forçant à peine, l'on pourra te toucher. Il sera devenu possible de te parler sans crier, je recommencerai à croire au secours des fantômes, toi qui jamais ne l'as fait, tu me répondras, de tous les absents tu seras le plus vivace. Je me croyais voué à la tristesse, je m'en extrairai confusément, hébété d'à nouveau respirer et découvrant l'impermanence de toute chose dont la torpeur.

Cédric Sapin-Defour, Son odeur après la pluie (2023)
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(*) Ce moment au réveil où après un instant fugace, la réalité nous rattrape et le coeur se serre : pire sensation ever.

Ne parlons plus de moi

Visconti suite (et peut-être fin? Je cale sur  "La Terre Tremble"...) Content d'avoir pu visionner "Rocco et ses frères", à la hauteur de sa réputation (là où "Le guépard" m'avait maintenu à distance)

Dans cette scène, Rocco (Alain Delon) retrouve fortuitement Nadia (Annie Girardot), aux abords d'une gare, tandis que tous deux s'apprêtent à revenir à Milan, après 14 mois d'absence (le premier pour cause de service militaire, la seconde retenue en prison). La plus belle scène du film.

— Tu es fâchée ?

— Pourquoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?

— Excuse-moi. Je ne sais pas. Tu me fais de la peine.

— Quel compliment! ... Fais pas attention, je suis fatiguée. Finalement, c'était pas des vacances marrantes. Et ce qui m'attend non plus!  

— Chacun peut décider de sa vie. Mais faut pas avoir peur. Toi, tu as toujours l'air d'avoir peur. 

— Tu es un drôle de numéro. Mieux vaux que tu me dises plus rien. Tu vois le résultat. 

— Tu veux que je m'en aille ? 

— Tu es bête ! Accompagne-moi à la gare. Mais ne parlons plus de moi. C'est un sujet qui me déprime. A ma place, tu ferais quoi ?

— J'aurais confiance. J'aurais pas peur. J'aurais très confiance. 

— En quoi ?

— Je sais pas. En tout.

— Même en toi ?

— Oui, même en moi.

Luschino Visconti, Rocco et ses frères (1960)

lundi 23 septembre 2024

La tyrannie du faire

Les pages du roman se tournent, et avec elles vient déjà l'heure de la vieillesse

Il m'arrive d'envier les vieilles personnes assises au coin du feu, qui regardent par la fenêtre, lisent et font tout à petite vitesse. Elles me semblent soulagées de la tyrannie du faire, prenant le temps de tout et transformant dans une douce conviction le déclin en une sorte de saveur. Ubac me donnait souvent cette impression, moins de lassitude qu'un repos serein. Il n'était plus question de sauter les rivières et c'était peut-être tant mieux, place aux bonheurs de ne rien faire ou bien lentement. La peur de mourir ne flottait pas. De ne plus vivre par contre.

Cédric Sapin-Defour, Son odeur après la pluie (2023)

jeudi 19 septembre 2024

Tier List "The Flaming Lips"


Une récente envie de ré-écouter les Flaming Lips, de revenir sur leurs albums post-Embryonic, et de me frotter à leurs premiers albums : et voici qu'apparaît une nouvel "tier list"! Le groupe se forme en 1983 à Norman, Oklahoma (États-Unis), autour du chanteur Wayne Coyne, seul membre permanent avec le bassiste Michael Ivins. Mark Coyne, frère de Wayne, chanteur sur les premiers morceaux, partira en 1986. Jonathan Donahue (futur leader de Mercury Rev) sera quant à lui de passage de 1989 à 1991.

Si je connaissais la proximité entre les deux groupes, j'avais oublié ce fait ! Tout comme la propension de Wayne Coyne à se disperser en de multiples collaborations et/ou reprises (cf. les albums entiers consacrés aux Beatles, à Pink Floyd ou encore Nick Cave)! Cela aura rendu ma phase d'écoute partiellement fastidieuse... Elle aura bien sûr ménagé de bonne surprise, comme la redécouverte King's Mouth (2019) !


THE FLAMING LIPS
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MÉMORABLES
Embryonic (2009)
King’s Mouth (2019)
The Soft Bulletin (1999) [!]


REMARQUABLES
Yoshimi Battles the Pink Robots (2002)
The Terror (2013)
Clouds Taste Metallic (1995)


AGRÉABLES
American Head (2020)
Peace Words EP (2013)
Transmissions from the Satellite Heart (1993)
At War with the Mystics (2006)
Fight Test EP (2003)
Where The Viaduct Looms [w/ Nell Smith] (2021)
Dark Side of the Moon (2009)


DISPENSABLES
Oczy Mlody (2017)
In a Priest Driven Ambulance (1990)
Hear It Is (1986)
Hit to Death in the Future Head (1992)
Oh My Gawd!!! (1987)
Telepathic Surgery (1989)
The Flaming Lips And Heady Fwendz (2012)
With a Little Help from My Fwends (2014)
Christmas on Mars (2008)
Atlas Eets Christmas (2014)
Miley Cyrus and Her Dead Petz (2015)


INCLASSABLES
Zaireeka (1997)


(*) Parmi mes disques favoris, tout groupe / artiste confondu
(**) très bons albums
(***) bons albums
(****) moins réussis / plus inégaux
[!] album par lequel j'ai connu

Pourquoi "inclassable", Zaireeka ? Car constitué de quatre disques conçus pour être joués simultanément (en quadraphonie)! Impossible à écouter tel qu'il a été imaginé! Pour l'anecdote, certaines chansons finalement non retenues pour cet album se sont retrouvées sur "The Soft Bulletin" (dont Race for the Prize)

mercredi 18 septembre 2024

Fatigué, vidé, épuisé

Je suis un membre de la vieille classe dirigeante, fatalement compromis avec l'Ancien Régime et attaché à lui par les liens de la décence, sinon de l’affection. J’appartiens à une génération malheureuse, à cheval entre deux mondes, et mal-à-l’aise dans l’un et dans l’autre, et de plus je suis absolument sans illusion. Qu’est-ce que le Sénat pourrait faire de moi. […] Nous sommes vieux,  très vieux. Depuis plus de 25 siècles nous portons sur nos épaules le poids de superbes civilisations toutes différentes, toutes venues d'ailleurs. Aucune qui soit née de nos cerveaux et de nos mains. […]  Nous sommes fatigués, vidés, épuisés.

Le sommeil... un long sommeil, voilà ce que les Siciliens désirent. Ils haïront toujours qui voudra les réveiller. Même pour leur rapporter des présents merveilleux. [...] Chez nous toute manifestation, même violente, est un désir d'anéantissement. Notre sensualité est un désir d’oubli. Nos coups de fusil, nos coups de couteau, un désir de mort. Notre paresse, la saveur sucrée de nos sorbets, une soif de voluptueuse immobilité, c’est-à-dire encore de mort. […] J’ai dit les Siciliens, j’aurais du dire la Sicile. Cette atmosphère, la violence des paysages, la cruauté du climat et chaque pierre prête à brûler. […] Je ne nie pas que certains Siciliens transportés hors de l’île ne puissent réussir à se réveiller. Mais ils doivent s’en aller très jeunes, après 20 ans c’est trop tard. La peau est déjà du cuir.

Le Guépard, Luchino Visconti (1963)

samedi 7 septembre 2024

Your bleeding hands

There you are
And you stand in the rain
And the rain fills your brain
And it makes you think that God
Was fucked up when he made this town

There you stand
With your bleedin' hands
And you don't understand
Why you work so goddamn hard
To be anything at all

There you are
And you drive in your car
And you wish for the stars
And you end up face down in the road
Dead as fuck

the Flaming Lips - There you are
In a priest driven ambulance (1990)

jeudi 5 septembre 2024

Cette acceptation de ne rien dire ensemble

Après "L'ami" de Sigrid Nunez, me voici de nouveau embarqué dans une histoire canine, par un auteur français cette fois, Cédric Sapin-Defour. Le roman a eu son succès, et a été remarqué pour l'impensé, le non-écrit (en tout cas dans la littérature et sur autant de pages) qu'il relate : le deuil d'un animal de compagnie.

Une grande partie du roman est dédiée à la relation qu'entretient le maître avec son chien, elle est plaisante et se lit facilement. Les dernières pages, qu'on imagine les plus travaillées, sont particulièrement bien écrites. Plongeons nous dans un premier moment de sereine complicité.

Au cours des promenades, si nous sommes seuls, je parle à Ubac. Beaucoup. 

Des fêlures du coeur et de leurs pansements, de la taille acceptable des compromis, de l'envie totale de liberté, du vertige à l'exercer, des abrutis et des gens formidables, de la certitude bancale d'être à ma place, de comment il va lui. Rien ne reste trop dedans. Ubac connaît tout de ma vie, l'entière demeure, et j'ignore par quel fluide il sait mieux que moi comment je vais. Parler à quelqu'un qui ne vous répond pas ou si peu que l'on poursuit jusqu'à dénuder son âme, ces vulgaires successions de pas enjambant les racines et les trèfles feraient donc l'effet d'une cure. S'il s'agit de discuter de soi sans manoeuvre et sans gonfler du nombril alors va pour cet essorage. Il est vrai qu'en ces lieux d'errements, le dehors calme autour, tout invite à ne pas nous présenter plus beaux que nous le sommes, rien ne freine, on s'épanche, quel bien ça fait de dire qui l'on est. Puis quelque chose comme gruik sort de sa gorge ou soupire-t-il puissamment, comme semblant signifier : « On va s'arrêter là pour cette fois. » 

Je m'étonne toujours, avec une sorte de joie mêlée d'inquiétude, que ces moments d'allure libre, de silence et de nature ne soient pas encore payants, un jour le monde à bitcoin saura que se tiennent ici les plus hautes valeurs. Nous marchons ainsi le long des cours d'eau, sous la pluie s'il le faut, ensemble gaiement, nous extrayant des jours ouvrés dont les ergotages glissent sur nos cuirs, à deux on est plus étanches. Il n'y a pas mise à nue plus délectable qu'être couvert de cette compagnie dont je n'ai toujours pas décodé la magie : l'autre est là qui nous aide goûter plus encore à ce moment de solitude dont je découvre sur le tard qu'elle est partageable. Il n'y a rien à faire que marcher, se préoccuper au plus loin du pas suivant, la vie se tient là, juste à côté mais on fait le tri des encombrants : les curieux voisins, la note administrative et le coût des pneus neige. Je souhaite à chacun de rencontrer ces géographies de la diversion, on remet la main sur le temps fuyant, les idées s'ajustent sans rien dire, quelques réponses à ces fichues questions que la vie charrie nous viennent et, drôle de sorcellerie, la rémanence de cette affaire nous invite à notre retour à la traverser plus légèrement encore. Serait-ce tout ça si je marchais seul devant moi sans cet émondeur de chien ? Pour le savoir, il me faut y retourner.

Après quelques hectomètres, par déférence pour Ubac qui est en droit de réclamer lui aussi l'entretien de son intérieur, je me tais. Ouf. Alors une deuxième saveur s'avance, celle d'une coexistence silencieuse. Qui mieux que le silence lie les âmes ? Nous les hommes n'aimons pas trop ce silence, nous négligeons ses services, ne savons pas comment le manier, il a trop le goût de la fin, pour le couvrir nous bavardons, ce peut être plaisant mais comme tout exercice de sauvegarde, à la longue, c'est usant. Or il n'y a pas présence plus chérissable. De vous taire, le chien ne vous en veut pas, il ne croira ni à l'ennui ni au malaise ni à la dégradation de vos rapports, c'est un délice assez unique que cette acceptation de ne rien dire ensemble. Le jour où un  chercheur foldingo trouvera l'astuce pour donner la parole aux chiens, Ubac et moi ne serons plus de ce monde et cela vaudra mieux car les pensées muettes n'auront plus leur place. Ici, silencieux, dans le murmure de Marcôt ou les vacarmes de la Tête d'Or, une sorte de douce bulle, épaisse et fine, nous palissade et porte à la rêverie. Ainsi, semi-conscients, l'esprit à peu, nous accédons à une sorte de méditation mobile sans encens ni facture. Puis Ubac aboie derrière un merle noir et la bulle crève de toutes parts.

Cédric Sapin-Defour, Son odeur après la pluie (2023)

dimanche 1 septembre 2024

Trente ans de cendres

La mort d'Alain Delon me donne l'impulsion nécessaire pour combler certaines de mes lacunes cinématographiques, les plus béantes relevant d'un même réalisateur : Luchino Visconti (1906 - 1976). Autant commencer par un film plusieurs fois abandonné : "le guépard".

Bilan : Burt Lancaster, Claudia Cardinale, Alain Delon, Serge Reggiani, ok, la Sicile, bien sûr, la fin d'une époque et le début d'une nouvelle, je comprends, tout ceci coïncidant avec la trajectoire d'un homme prestigieux au crépuscule de sa vie, soit.
Malgré ça, clairement, ce n'aura pas été un film pour moi.
Gageons que ses films narrant une histoire contemporaine me siéront davantage.


*
*       *

Prince Salina, discutant de l'opportunité de marier sa fille Concetta et son neveu Trancredi :

 Imaginez-vous Concetta ambassadrice ? A Vienne ou à Saint-Pétersbourg ? Je l'aime bien. Elle me plaît. Une jeune fille calme, obéissante. Mais Tancredi a un grand avenir devant lui. Comment Concetta, si passivement vertueuse, si timide, si réservée, pourrait-elle l'aider à gravir les marches glissantes de la nouvelle société ? [...]

 Oui, mais…

 Mais quoi? L'amour ? Bien sûr, l'amour. Un an de flamme, trente ans de cendres



Le Guépard, Luchino Visconti (1963)