vendredi 27 décembre 2013

A Touch of Sin

L’histoire de Deng Yujiao a occupé les forums de discussions durant plusieurs semaines. Elle est pourtant tristement banale. A 21 ans, Yujiao était pédicure à Badong, dans un hôtel karaoké réputé pour ses «services spéciaux». Dans la nuit du 10 mai, des clients, fonctionnaires de la ville, l’appellent pour prendre un bain. Ce n’est sans doute pas la première fois, mais elle refuse : «Je ne suis pas une call-girl», lance-t-elle aux trois hommes. Ceux-ci la balancent sur un lit, lui jettent au visage des billets à l’effigie de Mao, et la déshabillent de force. L’un d’eux tente de la violer. Deng Yujiao attrape alors un couteau dans son sac et frappe. Deng Guida, 44 ans, est mortellement blessé, son collègue Huang plus légèrement. Deng Yujiao se rend aussitôt à la police confesser le meurtre. Le lendemain, la police a rendu son rapport : «violences mortelles». Dans son sac, les enquêteurs ont trouvé des somnifères et des antidépresseurs. Il n’en faut pas davantage pour qu’elle soit soupçonnée de troubles mentaux et enfermée dans un hôpital psychiatrique.

Mais quelques jours plus tard, un blogueur surnommé Tu Fu («le Boucher»), fait le récit de toute l’histoire, qu’il a recoupée avec la famille de Deng Yujiao. La Toile s’embrase. Un avocat de Pékin est recruté par les internautes, et bientôt Deng Yujiao sort de l’hôpital pour être placée en résidence surveillée en compagnie de sa mère. Cela ne suffit pas à éteindre le feu qui a pris dans toutes les régions de Chine. «Le niveau de la fureur publique montre à quel point le grand public est consterné par les injustices et le manque de respect fondamental dans la société», explique Pu Zhiqiang, avocat à Pékin au quotidien hongkongais South China Morning Post. En moins d’un mois, quatre millions de commentaires seront enregistrés. Le 22 mai, c’est devenu un sujet interdit. La censure ordonne aux sites de bannir toute allusion à Deng Yujiao, Internet est coupé dans la petite ville où a eu lieu le meurtre. Badong est devenue une cité interdite, cernée par les forces de l’ordre. Mais rien ne calme les internautes. «Le gouvernement nous prend pour des adversaires, écrit "le Boucher" dans son blog, alors qu’ils devraient faire ce que le public attend d’eux.»

Le 31 mai, Deng Yujiao est renvoyée devant le tribunal de Badong. Mardi, jour du procès, près de 500 supporters piétinaient devant le tribunal interdit au public et à la presse, à l’exception du quotidien local et de l’agence Chine nouvelle. Certains avaient prévu de chanter l’hymne national lorsqu’elle apparaîtrait. Ils s’attendaient à un acquittement. Deng Yujiao a eu droit à un verdict doux-amer. Reconnue coupable d’un usage excessif de la force mais en état de légitime défense, elle a été libérée en raison d’une «responsabilité pénale limitée», autrement dit psychiatrique. «Sans Internet, on pouvait craindre le pire pour elle», écrit au milieu de milliers de commentaires un internaute nommé Xiao Shu : «Cette affaire reflète ce qu’est notre justice, et ce que risque un simple individu devant elle.»

Pascale NIVELLE, pour Libération (18 juin 2009)

Pourquoi cet article ? Parce qu'il narre l'un des quatre faits divers (réels) repris par le réalisateur chinois Jia Zhang Ke dans "a Touch of Sin" (assurément un des films de l'année).


Si le film restitue la violence de la société chinoise (et de la réaction de ceux qui s'y débattent sans y trouver leur place), tous les plans sont d'une grande beauté (cadrage, lumière).


Le titre (anglais) du film fait référence au génial "a Touch of Zen" de King Hu (dont je vous parlais et aussi ). Dans l'instructif dossier de presse, le réalisateur revient sur ce parallèle :

J'aime beaucoup les films de King Hu. En effet, le titre anglais, A Touch of Sin, est un hommage à son film A
Touch of Zen (en chinois Xia nü - La Dame chevalier - Cannes 1975). Dans le mien, l’histoire de Xiao Yu (jouée par Zhao Tao) et les vêtements du personnage font directement référence à l'actrice Hsu Feng dans A Touch of Zen. À la fin du film, la scène d’opéra est extraite de "Su San qi jie" (L'interrogatoire de Su San). C’est l’histoire d’une jeune femme arrêtée pour meurtre qui finit par retrouver la liberté. C’est un opéra très connu en Chine. King Hu en a fait son deuxième film (Yu Tangchun - 1964). Je m’en suis servi parce qu'il représente l’idée que la même histoire peut se répéter à différentes époques et dans des contextes différents. Il y a de nombreux parallèles entre les difficultés auxquelles les Chinois font face aujourd'hui et les situations qu'ils vivaient il y a des siècles. Pour moi, il est naturel d'associer cette perception aux oeuvres littéraires et aux films chinois qui ont abordé ces sujets par le passé. La différence, c'est que je travaille à l'ère de l'Internet, des jets privés, des trains à grande vitesse.


Jia Zhang Ke, a Touch of Sin (2013)
King Hu, a Touch of Zen (1969)

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