(Extrait)
Il y a beaucoup de choses place Saint-Sulpice, par exemple : une mairie, un hôtel des finances, un commissariat de police, trois cafés dont un fait tabac, un cinéma, une église à laquelle ont travaillé Le Vau, Gittard, Oppenord, Servandoni et Chalgrin et qui est dédiée à un aumônier de Clotaire II qui fut évêque de Bourges de 624 à 644 et que l'on fête le 17 janvier, un éditeur, une entreprise de pompes funèbres, une agence de voyages, un arrêt d' autobus, un tailleur, un hôtel, une fontaine que décorent les statues des quatre grands orateurs chrétiens (Bossuet, Fénelon, Fléchier et Massillon), un kiosque à journaux, un marchand d'objets de piété, un parking, un institut de beauté, et bien d'autres choses encore.
Un grand nombre, sinon la plupart, de ces choses ont été décrites inventoriées, photographiées, racontées ou recensées. Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste : ce que l'on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n'a pas d'importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages.
[...]
La date : 20 octobre 1974
L'heure : 13 h. 05
Le lieu : Café de la Mairie
Depuis pas mal de temps déjà (une demi-heure ?) un flic se tient debout, immobile, lisant quelque chose, sur la bordure du terre-plein, entre l'église et la fontaine, tournant le dos à l'église.
Un taxi deux vélomoteurs une Fiat une Peugeot une Peugeot une Fiat une voiture dont j'ignore la marque
Un homme, qui court
Eclaircie. Aucune voiture. Puis cinq. Puis une.
Des oranges dans un filet.
Michel Martens, avec un parapluie géranium
Le 63
Le 96
Une ambulance de l'assistance publique (hôpitaux de Paris)
Un rayon de soleil. Du vent. Tout au fond, une voiture jaune
Un car de police. Quelques voitures. Un car Atlas Reiser
Un homme dont le bras gauche est pris dans un plâtre
Un 63 qui s'arrête exceptionnellement an coin de la rue des Canettes pour laisser descendre un couple de gens âgés
Un taxi DS de couleur verte
Une voiture jaune (la même) émerge de la rue Saint-Sulpice et, s'engage sur la partie carrossable du parvis
Juste en face du café, il y a un arbre : une ficelle est nouée autour du tronc de l'arbre.
Tout au fond, près de la rue Férou, la voiture jaune se gare
Le parvis est absolument vide : il est une heure vingt-cinq.
L’agent fait toujours les cent pas sur la bordure du terre-plein, venant parfois jusqu'au coin de la rue Saint-Sulpice ou s'éloignant presque juste devant l’hôtel des finances.
Le 96
En ne regardant qu'un seul détail, par exemple la rue Férou, et pendant suffisamment de temps (une à deux minutes), on peut, sans aucune difficulté, s'imaginer que l'on est à Étampes ou à Bourges , ou même quelque part à Vienne (Autriche) où je n'ai d'ailleurs jamais été.
Surveillé, on plutôt excité par son maître, un chien noir gambade sur le terre-plein.
Aboiements
Passe un jeune papa portant son bébé endormi sur son dos (et un parapluie à la main)
Le parvis serait vide si le flic ne l'arpentait
Le 63
Le 96
Au fond, deux garçons en anoraks rouges
Une Volkswagen bleu foncé traverse le parvis (je l'ai déjà vue)
Rareté des accalmies totales : il y a toujours un passant au loin, ou une voiture qui passe
Le 96
Des touristes se photographient devant l'église
Le parvis est vide. Un car de touristes (Peters Reisen), vide, le traverse
Le 63
Il est deux heures moins cinq
Les pigeons sont sur le terre-plein. Ils s'envolent tous en même temps.
Quatre enfants. Un chien. Un petit rayon de soleil. Le 96. Il est deux heures.
Georges Perec, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien (1975)
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