jeudi 24 juin 2010

un genre de beauté qu'on trouve partout

Il y a peu, j'ai lu un livre sur la couverture duquel était dessinée une licorne.
Oui, je sais, c'est dingue.

Les deux mains posées sur le volant, en attendant que le feu passe au vert, je bâillai très fort. Juste devant ma voiture était arrêté un énorme camion chargé de liasses de papier empilées jusqu'au ciel sur sa plate-forme. Sur ma droite se trouvait un jeune couple dans une Skyline modèle sport. Je ne sais s'ils étaient en route pour une virée nocturne ou en revenaient, mais ils avaient l'air de s'ennuyer passablement. La femme, dont le bras gauche, chargé de deux bracelets en argent, était appuyé à la fenêtre, jeta un coup d'oeil dans ma direction. Ce n'est pas que je l'intéressais particulièrement, mais, comme elle n'avait strictement rien d'autre à regarder, elle me regardait, moi. Pour elle c'était pareil: l'enseigne Chez Denise, les panneaux de circulation, ou ma tête. Je lui rendis son regard. Elle était plutôt belle, mais d'un genre de beauté qu'on trouve partout. Je l'aurais bien vue par exemple jouer le rôle de la meilleure amie de l'héroïne dans un feuilleton télé, celle qui va boire un thé dans un troquet avec elle, et lui dit: "Qu'est-ce qui se passe, ma chérie, tu n'as pas l'air en forme ces temps-ci". Elle n'apparaît généralement qu'une seule fois et, dès que son visage a disparu de l'écran, on oublie complètement à quoi elle ressemblait. Le feu passa au vert et, pendant que le camion devant moi redémarrait péniblement, la Skyline blanche disparut de ma vue en même temps que la musique de Duran Duran que diffusait la stéréo, en soulevant un nuage de gaz d'échappement.

C'est ce qu'on appelle "bloquer".
Tout au long du roman, cette image reviendra à plusieurs reprise à l'esprit du narrateur, comme l'illustrera le prochain extrait.

La fin des temps, Haruki Murakami (1985)

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