samedi 18 octobre 2008

sur le chemin de rien du tout

Allez, tiens, comme j'avais fait avec La Plaisanterie de Kundera, je reprends Voyage au bout de la nuit, et recopie ici quelques passages, extraits des pages de mon exemplaires marquées d'une corne. Le titre de cet article est une expression commune à Céline et à Mendelson (cf. Le monde disparaît). Je m'en suis rendu compte par hasard, mais pour autant, il m'a toujours semblé évident que le second devait avoir lu le premier.

Ce qu'on entend souvent à propos de Céline, c'est qu'il a marqué un tournant dans la littérature, au point qu'il n'est plus possible d'écrire "après" comme on écrivait "avant"... il faut avoir lu le livre pour concevoir cela. Notamment le dénouement et les dernières phrases prononcées par Robinson. Mais, pas de spoiler, ici, c'est la règle.
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La vie, c'est une classe dont l'ennui est le pion, il est là tout le temps à vous épier d'ailleurs, il faut avoir l'air d'être occupé, coûte que coûte, à quelque chose de passionnant, autrement il arrive et il vous bouffe le cerveau. Un jour qui n'est rien qu'une simple journée de 24 heures c'est pas tolérable. Ca ne doit être qu'un long plaisir presque insupportable une journée, un long coït une journée, de gré ou de force.

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il me semblait que je commençais alors à tricher avec mon fameux destin, avec ma raison d'être comme je l'appelais [Molly, ndlr], et je cessai dès lors brusquement de lui raconter tout ce que je pensais. Je retournai tout seul en moi-même, bien content d'être encore plus malheureux qu'autrefois parce que j'avais rapporté dans ma solitude une nouvelle façon de détresse, quelque chose qui ressemblait à du vrai sentiment. [...]

C'est peut-être ça qu'on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir.

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"Je vais me tuer!" qu'il me prévenait quand sa peine lui semblait trop grande. Et puis il parvenait tout de même à la porter sa peine un peu plus loin comme un poids trop lourd pour lui, infiniment inutile, peine sur une route où il ne trouvait personne à qui en parler, tellement qu'elle était énorme et multiple. Il n'aurait pas su l'expliquer, c'était une peine qui dépassait son instruction.
Lâche qu'il était, je le savais, et lui aussi, de nature espérant toujours qu'on allait le sauver de la vérité, mais je commençais cependant, d'autre part, à me demander s'il existait quelque part, des gens vraiment lâches... On dirait qu'on peut toujours trouver pour n'importe quel homme une sorte de choses pour laquelle il est prêt à mourir et tout de suite et bien content encore. Seulement son occasion ne se présente pas toujours de mourir joliment, l'occasion qui lui plairait. Alors il s'en va mourir comme il peut, quelque part... Il reste là l'homme sur la terre avec l'air d'un couillon en plus et d'un lâche pour tout le monde, pas convaincu seulement, voilà tout. C'est seulement en apparence la lâcheté.

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Les choses auxquelles on tenait le plus, vous vous décidez un beau jour à en parler de moins en moins, avec effort quand il faut s'y mettre. On en a bien marre de s'écouter toujours causer... On abrège... On renonce... Ca dure depuis trente ans qu'on cause... On ne tient plus à avoir raison. L'envie vous lâche de garder même la petite place qu'on s'était réservée parmi les plaisirs... On se dégoûte... Il suffit désormais de bouffer un peu, de se faire un peu de chaleur et de dormir le plus qu'on peut sur le chemin de rien du tout. Il faudrait pour reprendre de l'intérêt trouver de nouvelles grimaces à exécuter devant les autres... Mais on n'a plus la force de changer son répertoire. On bredouille. On se cherche bien des trucs et des excuses pour rester là avec eux les copains, mais la mort est là elle aussi, puante, à côté de vous, tout le temps à présent et moins mystérieuse qu'une belote. Vous demeurent seulement précieux les menus chagrins, celui de ne pas avoir trouvé le temps pendant qu'il vivait encore d'aller voir le vieil oncle à Bois-Colombes, dont la petite chanson s'est éteinte à jamais un soir de février. C'est tout ce qu'on a conservé de la vie. Ce petit regret bien atroce, le reste on l'a plus ou moins bien vomi au cours de la route, avec bien des efforts et de la peine. On n'est plus qu'un vieux réverbère à souvenirs au coin d'une rue où il ne passe déjà presque plus personne.


Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)

3 commentaires:

  1. Je n'y suis pour rien.
    Celine.

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  2. Hé hé, oui, il y a une "entrée" à ton nom, maintenant, ici...
    ; )

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  3. du coup je me souviens pourquoi je ne l'ai jamais fini ce livre : c'est triste.

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