jeudi 2 octobre 2008

l'attrape-coeurs

J'étais vachement en avance au rendez-vous, aussi je me suis assis sur une de ces banquettes de cuir près de l'horloge dans le hall, et j'ai regardé les filles. Pour beaucoup de collèges les vacances avaient déjà commencé. Il y avait bien un million de filles, assises ou debout, ici et là, qui attendaient que leur copain se pointe. Filles croisant les jambes, filles croisant pas les jambes, filles avec des jambes du tonnerre, filles avec des jambes mochetingues, filles qui donnaient l'impression d'être extra, filles qui donnaient l'impression que si on les fréquentait ce seraient de vraies salopes. C'était comme un chouette lèche-vitrine, si vous voyez ce que je veux dire. En un sens c'était aussi un peu triste, parce qu'on ne pouvait s'empêcher de se demander ce qui leur arriverait, à toutes ces filles. Lorsqu'elles sortiraient du collège, je veux dire. On pouvait être sûr que la plupart se marieraient avec des mecs complètement abrutis. Des mecs qu'arrêtent pas de raconter combien leur foutue voiture fait de miles au gallon. Des mecs qui se vexent comme des mômes si on leur en met plein les narines au golf, ou même à un jeu stupide comme le ping-pong. Des mecs terriblement radins. Des mecs qui ne lisent jamais un bouquin. Des mecs super casse-pieds. Je comprends pas les mecs casse-pieds. Non, vraiment pas. Quand j'étais à Ekton Hills, j'ai partagé une piaule pendant deux mois avec un gars qui s'appelait Harris Macklin. Il était très intelligent et tout, mais c'était un des pires casse-pieds que j'aie jamais rencontrés. Il avait une de ces voix râpeuses, et pratiquement il arrêtait jamais de parler. Et le plus terrible, c'est qu'il disait jamais rien qu'on aurait eu envie d'entendre. Mais il y avait une chose qu'il pouvait faire. Il pouvait siffler mieux que n'importe qui, le salaud. Il était, disons, en train de retaper son lit, ou de ranger des trucs dans la penderie - il avait toujours des trucs à pendre, ca me rendait dingue - et alors il sifflait, du moins quand il parlait pas de sa drôle de voix râpeuse. Il pouvait même siffler du classique, mais la plupart du temps il sifflait du jazz. Il prenait quelquechose de très jazz, comme Tom Roof Blues et il le sifflait si bien, si tranquillement, tout en accrochant ses affaires, que franchement, ça vous tuait. Naturellement, je lui ai jamais dit que je trouvais qu'il sifflait vraiment au poil. On va pas déclarer comme ça a quelqu'un "Tu siffles vraiment au poil". Mais je suis resté avec lui pendant à peu près deux mois, quand même il était casse-pieds, juste parce qu'il sifflait vraiment au poil. Mieux que n'importe qui que j'aie jamais entendu. Donc, les casse-pieds, je peux pas en parler. Peut-être qu'on devrait pas tellement se tracasser si on voit une fille sensas' qu'en épouse un. La plupart font de mal à personne. Et peut-être que secrètement ils sifflent tous vraiment au poil ou quoi. Qui sait? Pas moi.

Finalement, voilà que la môme Sally montait les marches, et je les ai descendues pour aller à sa rencontre. elle était vachement chouette. Sans blague. Elle avait un manteau noir et une sorte de béret noir. Elle portait presque jamais de coiffure mais ce béret, c'était vraiment joli. Le plus drôle c'est que dès l'instant où je l'ai vue j'ai eu envie de me marier avec elle. Je suis dingue. Je la trouvais même pas tellement sympa et tout d'un coup je me sentais amoureux et je voulais qu'on se marie. Je vous jure, je suis dingue, faut le reconnaître.


J.D. Salinger - L'attrape coeurs, 1986
Lu par Thomas Fersen dans Fantaisie Littéraire (éditions le bec en l'air, 2008), ouvrage regroupant des collaborations entre écrivains et chanteurs, nées à l'occasion du festival Les correspondances de Manosque

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire