J'accélère le rythme de parution et vous propose cet ultime extrait de "Quel est donc ton tourment ?" (dont j'ai par mégarde révélé la chute dès le premier article consacré à ce livre). Rendez-vous peut-être au prochain roman de l'autrice !
Le coach, quoique tatoué et musclé de pied en cap, avait un visage d'enfant de chœur, et une voix de pur soprano.
Il attaqua la séance en m'appelant « demoiselle », autant dire qu'on avait mal démarré lui et moi. Et même après avoir appris mon nom, il persista dans son erreur. Mais il y avait une ferveur chez lui que j'appréciais, et il n'avait jamais l'air de s'ennuyer. Et après avoir intégré le ton laconique et évasif avec lequel je répondais aux questions qu'il me posait sur moi-même, il cessa d'essayer de m'entraîner sur un autre terrain, et nos trente minutes d'exercice s'écoulèrent sans bavardage intempestif.
Tu as déjà fait des burpees ?
Oui.
Tu crois que tu peux en faire dix en trente secondes ?
Sans doute.
Eh ben, impressionnant. Plutôt forte, demoiselle.
Plutôt essoufflée aussi. Tandis que je reprenais ma respiration, je me souvins de ce que m'avait dit mon amie, sur la peur qu'elle avait que son éclatante forme physique ne fasse que transformer sa mort en agonie. Et cette peur s'enfonça en moi comme une lance. Pas d'espoir, la mort toute proche, l'esprit n'aspirant qu'à la libération, et le corps, animé par son propre esprit, continuant de lutter désespérément pour survivre, le cœur affaibli, haletant à chacun de ses battements, non, non, non.
Si terrible. Si cruel. Si absurde.
Quelque chose qui va pas ? demanda le coach.
Je fis non de la tête, pour immédiatement lâcher qu'une de mes amies était sur le point de mourir.
Je suis désolé, dit-il. Est-ce que je peux faire quelque chose ? C'était une phrase automatique, comme les gens en prononcent toujours, une formule de politesse que personne n'a vraiment envie d'entendre, qui ne console personne. Mais il ne pouvait pas être tenu pour responsable du fait que le langage a été vidé de sa substance, vulgarisé, asséché, nous laissant inexorablement stupides et désemparés face à l'émotion. Un de mes professeurs de lycée a un jour fait lire à la classe la célèbre lettre de Henry James à son amie endeuillée Grace Norton, considérée depuis sa publication comme un sublime exemple de compassion et de compréhension. Même lui commence sa lettre par «Je ne sais que dire ».
On va s'asseoir, dit mon coach. Et c'est ce que nous avons fait. Nous nous sommes assis ensemble sur l'un des épais tapis d'exercice posés au sol.
Je voudrais bien te prendre dans mes bras, dit-il, mais on n'a plus le droit de toucher les clients. Le directeur a peur des poursuites, des trucs de ce genre. C'est embêtant parce que c'est compliqué parfois d'expliquer certains mouvements et de rectifier certaines positions avec des mots seulement. Et le toucher est tellement important.
Mon visage était à présent dans ma serviette. Mes épaules se soulevaient.
Alors il va falloir que tu l'imagines, dit-il. Imagine mes bras autour de tes épaules en ce moment même, et je te serre fort contre moi. Sa voix se brisa. Je suis désolé, dit-il. Depuis tout petit, je suis incapable de ne pas pleurer quand je vois quelqu'un pleurer.
C'est parce que t'es encore un gamin, dis-je dans ma tête.
Après avoir repris nos esprits chacun de notre côté, il poursuivit: C'est génial que tu t'entraînes. L'exercice c'est le meilleur remède contre le stress. Et sache que je serai toujours là pour toi.
Quand nous nous sommes dit au revoir, il a dit: Je suis vraiment désolé pour ce que tu traverses. Promets-moi que tu n'oublieras pas de prendre soin de toi.
J'ai fermé les yeux pour qu'il ne me voie pas les lever au ciel.
J'étais sur le parking quand je l'ai entendu crier mon nom.
Je suis désolé, dit-il en arrivant en petites foulées jusqu'à moi. Je ne pouvais pas te laisser partir comme ça. Après avoir jeté un coup d'œil rapide autour de nous pour s'assurer que personne ne nous regardait, il m'a pris dans ses bras et serrée fort contre lui. Sur le chemin du retour, j'imaginais raconter cette histoire à mon amie, avant de me reprendre en comprenant que je ne pouvais pas faire ça.
Je ne sais pas qui c'était mais quelqu'un, peut-être ou peut-être pas Henry James, a dit que le monde était divisé en deux sortes de personnes : ceux qui, voyant quelqu'un souffrir, pensent: Cela pourrait m'arriver, et ceux qui pensent: Cela ne m'arrivera jamais. Les premiers nous aident à supporter la vie, les seconds en font un enfer.
Sigrid Nunez, Quel est donc ton tourment ? (2020)