lundi 30 septembre 2019

Free at last



L'année 2019 aura été meutrière sur le plan musical. Scott Walker, Mark Hollis (Talk Talk), David Berman (Silver Jews, Purple Mountains)... tant est si bien que j'ai suspendu mes posts "RIP" en cours d'année, pour que ce blog ne devienne pas un carnet de disparition. En 2019, Austin (TX) a perdu deux figures majeures, Roky Erickson d'une part (31/05), Daniel Johnston d'autre part (11/09) ; l'un connu pour avoir inventé le rock psychédélique (tout du moins le terme) avec ses 13th Floor Elevators, l'autre pour ses talents de songwriters, admirés de beaucoup (notamment Kurt Cobain, Sonic Youth, Yo La Tengo...).


Ajoutons, pour l'anecdote, que tous deux ont été internés plus ou moins régulièrement dans des structures psychiatriques. J'ai connu Daniel Johnston en 1994 avec son album "FUN" (son premier sur une major - un échec commercial), puis en remontant quelques années plus tard le fil de ses enregistrement lofi sur K7 (une dizaine) grâce à la magie d'internet. Mon album préféré reste "Rejected Unknown" (2001). Lui succéderont des réussites moindres, malgré (à cause) de producteurs confirmés (Mark Linkous, Jason Falkner).

Outre sa musique, Daniel Johnston laisse une quantité faramineuse de dessins, reprenant souvent les mêmes motifs obsessionnels. Son ancien manager, Jeff Tartakov, s'est donnée la mission de mettre en valeur son oeuvre. Allez voir son instagram, qui recèlent de trésors tels que cette lettre, écrite depuis l'hôpital psychiatrique.

jeudi 26 septembre 2019

Douleur majestueuse

A l'ouverture de l'exposition "Baudelaire L'oeil moderne" au musée de La Vie Romantique, François Atlas a été convié à se produire en concert. Il s'est alors emparé des textes du poète pour les mettre en musique. Et c'est une réussite, puisque ni la musicalité ni les textes ne pâtissent de l'exercice. Comme l'explique François Atlas : "J'ai été frappé de la régularité et de la musicalité des vers, ils se sont glissés dans ce format pop avec limpidité."

Premier extrait choisi (à lire ici et donc à écouter )

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !


Charles Baudelaire - A Une Passante (Les Fleurs Du Mal, 1857)
Francois Atlas - A Une Passante (Les Fleurs Du Mal, 2018)

mardi 24 septembre 2019

"Ca n'a rien à voir"

...En fait, si.

Recent empirical research suggests that the growing opposition to sexist humor might indeed be justified. By trivializing sex discrimination, sexist humor creates a norm of tolerance of sex discrimination. In this context, sexist behavior can be more easily justified as falling within the bounds of social acceptability (Ford, 2015; Ford, Boxer, Armstrong, & Edel, 2008). Indeed, sexist humor has been shown to promote discrimination against women in a number of ways. For instance, sexist men exposed to sexist humor have reported greater tolerance of sexist events (Ford, 2000), greater willingness to discriminate against women (Ford et al., 2008), and greater tolerance of societal sexism (Ford, Woodzicka, Triplett, & Kochersberger, 2013). Most notably for the present research, men exposed to sexist humor have reported greater propensity to commit sexual violence against women including rape (Romero-Sanchez, Duran, Carretero-Dios, Megias, & Moya, 2010; Ryan & Kanjorski, 1998), particularly insofar as they have antagonistic attitudes toward women (Thomae & Viki, 2013). Ford and Ferguson's (2004) prejudiced norm theory explains these findings suggesting that sexist humor creates a social norm that permits men to express sexism in various ways without fears of reprisal. The present research builds on this literature by testing new hypotheses designed to establish boundary conditions for prejudiced norm theory as a framework for understanding the relationship between exposure to sexist humor and men's self-reported rape proclivity.

[Source] [via]

lundi 23 septembre 2019

Comme si culpabilité ou innocence avaient la moindre importance

Impressionnante scène au cours de laquelle le cérébral et expérimenté Roubachof affine le portrait de son voisin de cellule, à mesure qu'ils perçoit d'infimes détails.

Peut-être le N° 402 était-il un docteur, ou un ingénieur politique [...]. Il n’avait certainement pas d'expérience politique, ou il n’aurait pas commencé par demander le nom. Évidemment en prison depuis un certain temps, il s’est perfectionné dans l’art de frapper au mur, et il est dévoré du désir de prouver son innocence. Il est encore imbu de cette croyance simpliste, que sa culpabilité ou son innocence subjective ont la moindre importance ; il n’a aucune idée des intérêts supérieurs qui sont réellement en jeu. Selon toute probabilité il est à présent assis sur sa couchette, à écrire sa centième protestation aux autorités qui ne la liront jamais, ou sa centième lettre à sa femme qui ne la recevra jamais ; de désespoir il s'est laissé pousser la barbe – une barbe noire à la Pouchkine –, il ne se lave plus et il a contracté l'habitude de se ronger les ongles et de se livrer à des excès érotiques. Rien de pire en prison que d'avoir conscience de son innocence ; cela vous empêche de vous acclimater et cela vous sape le moral… 

Arthur Koestler, le Zéro et l'Infini (1945)

vendredi 20 septembre 2019

Cet âge où les hommes deviennent vulnérables

"No country for old men" a douze an maintenant... J'en gardais un bon souvenir quoique flou. Et je me rappelais distinctement regretter avoir eu une attention flottante durant ce qui s'était avéré être la scène finale.


Sheriff Bell, usé par une longue carrière, secoué par sa dernière enquête, inquiet de ce que sera sa vie une fois retraité, est assis dans sa cuisine. Il s'approche de...
"cet âge où les hommes deviennent vulnérables, leurs forces s'en vont, ils ont peur de tomber de l'échelle, de ne plus pouvoir se défendre si on les attaque, de perdre la vue, les dents, la vie" (*)
Il raconte un rêve à sa femme.

Okay. Two of 'em. Both had my father. It's peculiar. I'm older now'n he ever was by twenty years. So in a sense he's the younger man. Anyway, first one I don't remember so well but it was about meetin' him in town somewheres and he give me some money and I think I lost it. The second one, it was like we was both back in older times and I was on horseback goin' through the mountains of a night.
 
...goin' through this pass in the  mountains. It was cold and snowin', hard ridin'. Hard country. He rode past me and kept on goin'. Never said nothin' goin' by. He just rode on past and he had his blanket wrapped around him and his head down... ...and when he rode past I seen he was carryin' fire in a horn the way people used to do and I could see the horn from the light inside of it. About the color of the moon. And in the dream I knew that he was goin' on ahead and that he was fixin' to make a fire somewhere out there in all that dark and all that cold, and I knew that whenever I got there he would be there.

And then I woke up.

Joel et Ethan CoenNo Country for Old Men (2007)

(*) :
Je cite Isabelle Monnin (Les gens dans l'enveloppe), livre que je referme ce jour

mercredi 18 septembre 2019

Se jeter dans le monde avec grâce

"Ce que font les gens normaux", une BD à lire et offrir, feat. Frances, assistante juridique dans un grand cabinet d'avocat. Au menu : travail, amitié, choix de vie.



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Hartley Lin, Ce que font les gens normaux (Dargaud, 2019)

jeudi 12 septembre 2019

Cet état d'exaltation

Grâce à la liste des "100 romans qui ont le plus enthousiasmé 'Le Monde' depuis 1994" (lien abonné, autre lien), j'ai découvert un autre grand roman russe : "Le Zéro et l'infini". Le contexte est celui des grands procès de Moscou (1936 - 1938), lors desquels le Parti Communiste a été "épuré". L'intérêt de ce livre réside tant dans la trajectoire humaine de son protagoniste principal que dans la vision qu'il donne de la vie du Parti... Ce qui donne des éléments de réponse à une question qui m'a souvent taraudé : Pourquoi l'idéal communiste a-t-il échoué ? 

« Je vais donc être fusillé », se disait Roubachof. Il observait en clignotant le mouvement de son gros orteil qui se dressait verticalement au pied du lit. Dans la bonne chaleur, il se sentait en sécurité et très las ; il ne voyait pas d’inconvénient à mourir tout de suite en dormant, pourvu qu’on lui permette de rester couché sous la douillette couverture. « Ainsi, ils vont te fusiller », se disait-il à lui-même. Il remuait lentement ses orteils dans sa chaussette, et il se souvint d’un vers qui comparait les pieds du Christ à un chevreuil blanc dans un buisson d’épines. Il frotta son pince-nez sur sa manche, geste bien connu de tous ses admirateurs. Bien au chaud dans sa couverture, il se sentait presque parfaitement heureux et il ne redoutait qu’une chose, d'avoir à se lever et à se mouvoir. « Ainsi tu vas être exterminé », se dit-il presque à haute voix en allumant encore une cigarette, bien qu’il ne lui en restât plus que trois. Les premières cigarettes fumées à jeun causaient parfois chez lui une légère ivresse ; et il était déjà dans cet état d'exaltation que procure le contact avec la mort. En même temps, il savait que cet état était répréhensible, et même, d’un certain point de vue, inadmissible, mais il ne se sentait à ce moment-là nullement disposé à adopter ce point de vue. Il préférait observer le jeu de ses orteils dans ses chaussettes. Il sourit. Une chaleureuse vague de sympathie envers son propre corps, pour lequel il n’éprouvait ordinairement aucune affection, montait en lui, et l’imminente destruction de ce corps l’emplissait d’un délicieux attendrissement.

Arthur Koestler, le Zéro et l'Infini (1945)

mardi 10 septembre 2019

One day they'll be in charge

Jusqu'au 29 septembre 2019, l'Espace Lafayette-Drouot propose une exposition Banksy, réunissant tirages papier et reproductions murales des oeuvres de l'artiste. Présentée comme une expérience "immersive", c'est pourtant plus la perplexité qui gagne le visiteur à mesure de sa déambulation à travers décors de carton-pâte et textes explicatifs médiocres, auxquels l'artiste n'a pas été associé.

Reste la force des images de Banksy, auxquelles finalement un diaporama en fin d'exposition rend d'avantage justice. J'en retiens deux pour cet article, la première qui soulève la question de l'asservissement par l'homme des autres espèces animales, et fait écho à "la planète des singes" (je me rappelle encore du film de 1968 et de son final marquant)...


... la seconde qui, sur une thématique similaire, détourne une image et une histoire célèbres que je m'étais fait expliquer étant enfant : celle de "la voix de son maître".


Banksy, Laugh now, but one day he'll be in charge (2001)
BanksyHMV (2003)
Franklin J. SchaffnerLa Planète des singes (1968)

lundi 2 septembre 2019

Une maison de poupée

NORA. Tu ne m'as jamais comprise. - On m'a fait grand tort, Torvald. D'abord papa et puis toi. [...] Quand j'étais chez papa, il m'exposait ses opinions et alors j'avais les mêmes opinions ; et si j'en avais d'autres, je les cachais ; car il n'aurait pas aimé ça. Il m'appelait sa poupée et il jouait avec moi comme je jouais avec mes poupées. Et puis, [...] des mains de papa, je suis passée dans les tiennes. Tu as tout arrangé à ton goût et j'ai fini par avoir le même goût que toi ; ou bien je faisais semblant ; je ne sais plus - c'était selon, je crois ; tantôt l'un, tantôt l'autre. Quand j'y pense, il me semble que j'ai vécu ici comme une pauvresse - au jour le jour. J'ai vécu des pirouettes que je faisais pour toi, Torvald. Mais c'est bien ce que tu voulais. Toi et papa, vous avez grandement pêché contre moi. C'est votre faute si je ne suis bonne à rien.

HELMER. Nora, tu es absurde et ingrate. N'as-tu pas été heureuse, ici?

NORA. Non, je ne l'ai jamais été. Je croyais l'être ; mais je ne l'ai jamais été.

HELMER. En rien - heureuse !

NORA. Non ; seulement gaie.

Henrik Ibsen, Une maison de poupée (1879)

Cela fait de nombreuses années que j'envisage de me pencher sérieusement sur l'oeuvre d'Ibsen. Lire son nom en visitant l'exposition du peintre Hammershøi m'aura donné l'impulsion nécessaire pour franchir le pas. Dramaturge norvégien (1828-1906), sa renommée tient notamment à ses douze dernières pièces, par lesquelles il a inventé le théâtre réaliste.
Pour l'instant, je peux citer "Les revenants", "Hedda Gabler" (dont je ne reproduirai ici pas d'extraits) et "Une maison de poupée", centrée sur Nora, épouse de Torvald Helmer.

La pièce défend la cause de l'émancipation des femmes, chère à Ibsen. Dans ses "Notes pour une tragédie contemporaine", il écrira avec beaucoup de clairvoyance :


« une femme ne peut pas être elle-même dans la société contemporaine, c'est une société d'hommes avec des lois écrites par les hommes, dont les conseillers et les juges évaluent le comportement féminin à partir d'un point de vue masculin ».