lundi 16 avril 2018

La vie au paradis

Au vu des événements qui alimentaient la rubrique faits divers, la région semblait des plus paisibles : accidents de voiture (essentiellement des jeunes qui n'auront profité que quelques mois de leur permis tout neuf), un vol de lavabo chez une veuve, une querelle de coqs et de clocher. Rien que du rien. Des nouvelles du paradis, en quelque sorte.
Le pain était aussi mauvais que dans n'importe quel supermarché mais le café avait le mérite d'être chaud. Sporadiquement, d'autres clients faisaient tinter les clochettes de l'entrée, des grands, des gros, des petits, des maigres, des jeunes, des vieux, achetant des cigarettes, un magazine, du pain, échangeant avec Tinette des banalités sur le temps, sur la santé d'Untel ou d'Unetelle. La vie au paradis. C'était exactement l'idée que Marc s'en faisait, l'insignifiance poussée jusqu'à la perfection. Personne ne faisait attention à lui, comme s'il était invisible. À mesure qu'il se solubilisait dans cette chaude atmosphère d'étable, ses yeux les épluchaient, un par un, pelure après pelure, jusqu'à les dénuder des pieds à la tête, les découvrant tels que Dieu les avait faits, avec leurs jambes torses, velues ou variqueuses, leurs bourrelets de chairs blêmes accumulés sur des bas-ventres improbables, leurs veines grouillantes et bleues serpentant sur des bras, des mollets recouverts de peau racornie ou tendues à craquer, du flasque, du dur, des os, du gras, des boutons, des cicatrices de vaccin, de guerre, des grains de beauté, des verrues, des poitrines creuses, comme privées du moindre souffle, d'autres gonflées d'un cri qui ne jaillirait jamais, des tétons en érection, ou pendant lamentablement au bout de besaces vides et fripées, des doigts de pied en éventail, presque palmés, ou bien se chevauchant à cause d'escarpins trop étroits, des mains d'étrangleurs aux doigts noueux, durs comme des outils, des doigts de saints d'église aussi longs et pâles que des cierges. Un strip-tease intégral, vertigineux !

Pascal Garnier, Le Grand Loin (2009)

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Avec ce texte se conclut la série d'extraits de ce roman de Pascal Garnier. Je songe à relire "la théorie du panda". Peut-être donc retrouverez-vous cet auteur dans ces colonnes dans un futur proche.

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